La fragilité des fondamentaux de l’économie tunisienne a été mise en avant par deux économistes, Moez Laabidi, ancien membre du conseil d’administration de la BCT, et Mohamed Mabrouk, expert auprès de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), qui ont livré à la TAP, leurs analyses du rapport de la BCT, publié le 4 septembre 2013 ainsi que de la situation économique du pays.
Le Conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie avait exprimé “sa profonde préoccupation quant à la persistance des risques qui peuvent compromettre l’évolution de l’économie nationale”. Moez Laabidi a exprimé “ses doutes quant à la réalisation du taux de croissance annoncé de 3,6%, pour l’année 2013, et ce vu la situation politique et économique du pays qui demeure dans l’impasse”.
Tout en relevant des indicateurs positifs, à savoir la régression de l’inflation à 6% en août (contre 6,2% durant le mois de juillet) et l’augmentation des exportations, en raison de signes de reprise en Europe, l’expert estime que «ces signaux restent minces, au regard des contraintes qui pèsent sur l’économie tunisienne (creusement du déficit budgétaire et celui des opérations courantes)».
Les raisons du recul de l’inflation…
Selon lui, “le recul de l’inflation trouve une certaine explication dans la baisse de la demande, compte tenu de la morosité du contexte politique et social», mais aussi dans «la lutte contre le banditisme dans les circuits de distribution qui commence à porter ses fruits, sans oublier qu’il y a un effet saisonnier de baisse de la consommation qui touche au mois d’août, certains produits alimentaires”.
Toutefois, il juge que “le risque inflationniste reste très menaçant pour l’économie tunisienne, vu la dépréciation du dinar qui pourrait continuer à alimenter l’inflation importée, le risque de la hausse des salaires engendrant l’augmentation des prix de vente des produits, et un probable ajustement à la hausse des prix des hydrocarbures”.
L’expert tunisien souligne que, d’une part, “l’engagement avec le FMI pour restructurer la Caisse de compensation exige un tel ajustement des prix des hydrocarbures pour faciliter le déblocage de nouvelles tranches du prêt. Et, d’autre part, les tensions sur le marché pétrolier, observées au niveau international (perturbations des unités de production en Libye, les menaces sur la Syrie et leurs incidences sur l’approvisionnement du pétrole dans la région …) ont poussé le prix du baril vers les 114 dollars ($), alors que le budget est élaboré sur la base de 110 $”, a-t-il expliqué.
Pressions sur la liquidité bancaire
Rappelant que le déficit commercial a augmenté durant les huit premiers mois de 2013, de 3,3% en comparaison avec 2012, d’où l’aggravation du déficit courant (5,4% du PIB, en août 2013), M. Laabidi a souligné que cette dégradation alimente les pressions sur le stock de réserves de change qui se situe au 30 août 2013, à 11.389 millions de dinars, soit l’équivalent de 104 jours. Et elle pourrait renforcer les pressions baissières sur le dinar tunisien.
“Autre foyer de fragilité, les pressions sur la liquidité bancaire. Le ralentissement du rythme de l’encours des dépôts (2,8% pour les premier mois de 2012, contre 4,7% une année auparavant) et la décélération des concours à l’économie (4,2% contre 6,3% une année auparavant), renforce la fragilité du secteur bancaire et explique d’une part, les interventions musclées de la BCT sur le marché monétaire (une moyenne quotidienne de 4.974 MDT contre 4.803 MDT en juillet) et les pressions haussières qui s’exercent sur le taux d’intérêt du marché monétaire qui s’est établi à un niveau élevé, soit 4,75% en août contre 4,73% en juillet”, observe-t-il.
D’après lui, “le communiqué de la BCT n’a pas soulevé les difficultés de bouclage du budget de l’année 2013 et les risques en termes d’endettement qui pèsent sur les finances publiques surtout avec le manque à gagner fiscal, la flambée des dépenses de gestion (subvention et salaires), et le doute sur la réussite de l’émission des sukuks”.
S’interrogeant sur la cause du maintien inchangé du taux directeur de la BCT, il a expliqué que «l’institution financière ne peut pas augmenter ce taux pour calmer l’inflation, car sa hausse n’aura aucun effet sur les pressions inflationnistes, dont l’essentiel des origines échappent au contrôle de la BCT (défaillance dans les circuits de distribution, hausse des salaires…). Elle n’a non plus aucun intérêt à le baisser pour relancer l’économie, car les canaux de transmission de la politique monétaire demeurent bloqués par la fragilité du secteur bancaire et le manque de visibilité dans le climat des affaires résultant de l’impasse politique et la cacophonie institutionnelle qui règne dans le pays».
Dans ce même contexte, il a noté que “les derniers communiqués de la BCT n’ont pas hésité à rappeler l’impact des tergiversations politiques sur la situation économiques. Le problème est économique mais la solution est à piocher sur le terrain politique ».
Changer le comportement des acteurs politiques et sociaux
Pour sortir de l’impasse, a affirmé Laabidi, le contexte impose le changement du comportement des acteurs politiques et sociaux. Il s’agit tout d’abord de mettre en place un gouvernement de technocrates, « qui aura le courage d’engager les réformes impopulaires (caisse de compensation, fiscalité, secteur bancaire, ..) mais surtout de remettre la Tunisie sur le sentier de la croissance inclusive, et non un gouvernement qui a les yeux rivés quotidiennement sur les sondages et les résultats des prochaines élections».
Il appelle la «classe politique à déserter le terrain du populisme et de l’arrogance pour adhérer à la raison citoyenne» et les «partenaires sociaux à accepter le principe d’une trêve salariale pour donner de la marge aux finances publiques, afin de pouvoir lancer les grands chantiers de réforme».
«L’heure est au compromis et non au bras de fer. La Tunisie a déjà payé une facture salée, économiquement, avec la fragilité des fondamentaux, et politiquement, avec la montée de la violence et du risque terroriste. La Tunisie a besoin de concret et d’une vision pour l’avenir; mais aussi, d’institutions innovantes et de réformes structurelles pour basculer vers un nouveau modèle de développement plutôt que des compromis boiteux», a conclu l’expert.
WMC TAP