Le ministre du Tourisme, Jamel Gamra, avait surpris les professionnels et les connaisseurs du secteur quand il avait déclaré, le 6 septembre, à une radio locale privée, que si «l’action de son département a été marquée par l’effort déployé, dans l’urgence, pour remédier à certaines insuffisances en matière de propreté, de sécurité et de qualité, à court terme, son ministère va s’employer, en partenariat avec un bureau d’études étranger, à restructurer le secteur et à compter, dorénavant, non seulement sur l’hôtellerie et la restauration, mais également sur l’artisanat, la culture et le patrimoine, à réduire la dépendance du secteur des TO étrangers et à élaborer une carte touristique».
Décryptage : ce ministre s’inscrit ainsi en rupture totale avec les nombreuses stratégies et feuilles de route mises au point par ses prédécesseurs.
En clair, apparemment grisé par les avantages que procure son nouveau poste de ministre provisoire, Jamel Gamra, qui est à quelques semaines de son départ au regard de la prochaine configuration politique, se croit déjà le think tank du secteur et veut marquer de son empreinte le secteur, en mettant au point sa propre stratégie, en recourant, à cette fin, aux services d’un énième bureau d’études étranger.
Pourtant, à y regarder de près, rien, rien, rien ne justifie une telle nouvelle stratégie. Les problèmes du secteur, tout comme les solutions pour y remédier, sont récurrents et ont été identifiés, depuis belle lurette, par l’arsenal des études stratégiques menées, particulièrement, au cours de la décennie 2001-2011.
La plus récente remonte à 2011 et est à l’actif de l’équipe -bien l’équipe- Mehdi Haouas, ministre du Tourisme au temps du Premier ministre Béji Caïd Essebsi. Cette feuille de route a déjà plaidé, pour ce à quoi fait allusion Jamel Gamra, c’est-à-dire pour une diversification du produit touristique, pour la lutte contre la saisonnalité du produit actuel et, partant, pour la promotion de nouveaux produits (tourisme culturel, week-end prolongé, gîtes ruraux, tourisme de formation, tourisme intérieur…), autant de produits qui, selon l’étude, peuvent contribuer à faire de la Tunisie “la Suisse de la Méditerranée“ ou “Singapour“ de l’Afrique.
10 millions de touristes…
Juste avant Mehdi Haouas, son prédécesseur, au temps de Ben Ali, en l’occurrence Slim Tlatli avait mis au point une étude stratégique sur le développement du secteur à l’horizon 2016. Cette stratégie se propose d’atteindre deux objectifs majeurs: améliorer le rendement du tourisme tunisien et accroître le taux de croissance du secteur. Par les chiffres, il s’agit d’accueillir, à l’horizon 2016, 10 millions de touristes et de réaliser des recettes en devises de 5 milliards de dinars tunisiens.
Pour y arriver, les professionnels sont invités à s’adapter, en toute urgence, à trois principales nouvelles tendances: l’offre et la demande individualisées qui viennent consacrer la fin du tourisme de masse, le rôle croissant de l’Internet dans les réservations qui vient limiter le rôle des Tours opérateurs et le last minute généré par l’Open Sky et auquel il faudrait se préparer (initiation à un nouveau management et à de nouvelles méthodes de marketing).
Avant cette étude stratégique pour le développement du secteur à l’horizon 2016, d’autres études fort intéressantes ont été effectuées en partenariat avec plusieurs bailleurs de fonds (Banque mondiale), agences onusiennes spécialisées (Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), agences de coopération (Agence de développement française (AFD), JICA (Japon), agences de notation, experts, architectes indépendants…
En gros, ces études estiment que l’industrie touristique tunisienne est un modèle économique à rénover. Ce secteur souffre de problèmes structurels: surcapacité hôtelière sur le littoral (90%), faible diversification du produit touristique, pouvoir de négociation des prix de vente défavorable aux hôteliers opérateurs, étroitesse de la stratégie marketing et endettement élevé des entreprises hôtelières.
Les quatre volets pour le développement du tourisme
Ces mêmes études que nous avions largement vulgarisées dans le temps, suggèrent d’agir sur quatre volets: territorialisation et diversification, gestion intégrée de la qualité (GIQ), innovation et formation.
Concernant la territorialisation, elles préconisent le développement du tourisme des régions de l’intérieur et l’implication des communautés locales dans la gestion du produit. Objectifs: mettre fin au «tourisme réfectoire» qui favorise la «ghettoïsation» des touristes et rapproche villes et touristes. «Cela nécessite la mise en place d’une stratégie de différenciation touristique par la valorisation de l’espace grâce à une approche touristique identitaire des territoires. Pour ce faire, il importe d’étudier la faisabilité de la labellisation des régions et l’organisation des régions autour de “Projets de destination”.
Des produits comme le tourisme culturel, l’écotourisme et le tourisme saharien gagneraient à être boostés dans cette perspective.
S’agissant de la GIQ, ce créneau intègre le degré de satisfaction généré par le respect de l’environnement, l’efficacité économique du secteur, l’équité sociale qu’il favorise et la fidélisation de la clientèle. Cela nécessite la mise en route de chantiers devant développer le partenariat entre les divers intervenants (administration + profession), l’adoption des best practices (adaptation aux normes, certifications et labels, instruments de suivi et évaluation, développement de l’offre), et l’institution d’incitations fiscales et financières et autres.
Ces études recommandent aux hôteliers de faire preuve d’innovation, de s’appuyer, à cette fin, sur les Nouvelles technologies de l’information et de la communication (Internet et autres..), d’être à l’écoute des attentes de la clientèle et d’adopter les technologies à même d’aider à la pérennisation de l’activité touristique.
Enfin, ces études recommandent d’agir sur la formation. Celle-ci serait synonyme de mise en place de nouvelles figures professionnelles susceptibles de créer de nouvelles compétences professionnelles dans le domaine du patrimoine, du tourisme et de l’environnement.
L’élaboration d’une certification professionnelle (formation transversale et polyvalente) spécifique à la formation professionnelle et à la gestion des centres.
Gaspillage de l’argent public…
Moralité : si nous avons tenu à rappeler cette abondante littérature sur la réforme du secteur, c’est pour remettre à l’esprit du nouveau ministre provisoire et, partant, éjectable à tout moment, que tout a été dit ou presque et qu’il aurait dû, durant son bref mandat, investir dans ce qui est possible: à titre indicatif, dans l’aménagement d’aires de repos aux frontières tuniso-libyennes et tuniso–algériennes (la moindre des choses qu’on puisse faire pour nos meilleurs clients libyens et algériens), au lieu de gaspiller l’argent public (des dizaines de millions de dinars) dans la promotion de la destination Tunisie auprès de clients qui ne viendront jamais (cas du marché français cette année).
Cela pour dire au ministre provisoire qu’on ne s’improvise pas Think tank du tourisme et encore moins animateur de professionnels, même si ces derniers ont péché par leur tendance fâcheuse à se servir plus qu’à ne servir et à n’avoir jamais su créer de la valeur pour le secteur.
Cela pour dire également que l’option, durant les années soixante pour le développement d’une industrie touristique dans le pays, est une option géniale voire révolutionnaire. C’est seulement les ministres de rupture qui se sont relayés sans aucun résultat à la tête de ce secteur qui sont responsables de la fragilisation de cette belle activité. .