«
La loi 72 », c’est 332.000 emplois directs, 2650 entreprises, près de 20
milliards de dinars d’exportations dont 8 milliards de dinars de valeur ajoutée,
soit près de 2/3 des emplois, des entreprises et des exportations
manufacturières.
Or le Ministère des Finances nous annonce que les entreprises totalement
exportatrices (off shore) seront désormais soumises à un impôt sur les bénéfices
au taux de 10% alors que ce régime, depuis sa création en 1972, (appelé
communément par « la loi 72 ») a bénéficié d’une exonération totale de cet
impôt.
Au même moment, sont publiées les intentions d’investissements déclarées au
cours des 8 premiers mois 2013 dans le secteur manufacturier off shore : elles
ont baissé pratiquement de moitié par rapport à la même période de l’année 2012
Quand on sait aussi que plus de 200 entreprises exportatrices ont fermé leurs
portes au cours des deux dernières années, que d’autres envisagent de le faire
prochainement, et enfin, que les marchés vers lesquels nous exportons
(principalement l’Union Européenne) connaissent une atonie sérieuse poussant des
Etats comme la France à offrir des aides substantielles à la relocalisation
(prêts à taux zéro, et autres exonérations…) pour rapatrier leurs entreprises
délocalisées, on est en droit de se poser des questions :
Quelles sont les raisons de cette décision ? Quelle serait son opportunité
maintenant ? et Quelles seraient les ressources budgétaires attendues d’une
telle mesure ?
C’est vrai que le principe de cette décision d’imposer les entreprises
totalement exportatrices remonte à 2004, mais son application a été toujours
reportée, précisément parce qu’elle a suscité des oppositions très fortes, y
compris au sein du gouvernement, compte tenu de ses graves conséquences pour
l’économie tunisienne. De ce fait, aucun gouvernement n’a osé l’appliquer.
Notons, qu’au premier abord, une telle mesure pourrait paraître constituer un
début de justice fiscale allant dans le sens de la suppression de la dichotomie
entre les régimes on shore et off shore.
En fait, nous allons montrer qu’il n’en est rien et que cette mesure part d’une
position purement idéologique qui, en effet, n’est pas nouvelle, et non d’une
analyse sereine des seuls intérêts du pays. Elle occulte le fait que l’appui aux
exportations est pratiqué dans tous les pays de manière beaucoup plus massive
qu’en Tunisie. Une telle dichotomie existe partout, d’une façon ou d’une autre,
et il faut au contraire la maintenir tout en supprimant les entraves aux
échanges entre les entreprises des deux régimes. Sa suppression ne pouvant être
qu’un alignement par le bas.
« La loi 72, plus qu’une exonération fiscale, c’est surtout une exonération des
tracasseries administratives ».
C’est ce que disait son concepteur, et cette mesure annonce en fait la
suppression de « la loi 72 » (intégrée depuis longtemps dans le code
d’incitation aux investissements). En effet, même si le taux d’imposition adopté
était de 1 %, il soumettrait ces entreprises aux aléas du contrôle fiscal, avec
examen des flux entre maisons mère et filiales…pour des résultats minimes en
termes de recettes et extrêmement néfastes en termes d’investissements et
d’emplois.
Les deux questions qui se posent alors c’est Pourquoi ? et Pourquoi maintenant ?
Pourquoi ?
Depuis que la « loi 72 » existe, les institutions internationales du « Consensus
de Washington » et certains autres courants de pensée, demandaient
périodiquement sa suppression et ce pour une considération purement idéologique
qui est de prôner une politique économique abolissant toute distorsion des
règles du marché.
Qu’une telle politique (de tout soumettre aux lois du marché sans distorsion) ne
soit pratiquée de manière effective nulle part au monde n’a pas empêché,
aujourd’hui comme hier, les conseilleurs de la recommander à la Tunisie,
d’ailleurs mollement car les résultats positifs étaient incontestables.
Ensuite viennent les deux arguments principaux évoqués :
Le premier argument est celui de l’apport de nouvelles recettes fiscales : or
celles-ci seraient, dans la meilleure des hypothèses, de l’ordre de 300 millions
de dinars par an en vitesse de croisière car cette recette ne serait atteinte
qu’après quelques années (une fois épuisé le délai de 10 années d’exonération en
cours pour un certain nombre d’entreprises), un chiffre si négligeable au regard
des enjeux, que le Ministère des Finances, le FMI et la Banque Mondiale l’ont,
depuis longtemps, abandonné comme argument.
En tout état de cause, ce chiffre est très théorique car beaucoup d’entreprises
minimiseront leurs bénéfices pour les transférer ailleurs. Plus grave encore
beaucoup d’entreprises quitteraient la Tunisie si une telle mesure était prise
car elle ferait déborder le verre de leur hésitation à se maintenir en Tunisie
pour les raisons que nous connaissons tous. Le bilan des recettes fiscales peut
devenir ainsi très vite une peau de chagrin.
Reste donc le deuxième argument à savoir le risque de sanctions internationales
contre ce qui serait considéré comme un dumping fiscal. Or est ce que la Tunisie
est considérée comme une priorité pour les pays qui luttent contre ce type de
dumping ? Ce risque, brandi depuis des décennies, ne s’est jamais concrétisé
pour la bonne raison que tous les pays, y compris ceux qui critiquent le
système, usent et abusent, d’une manière ou d’une autre, de telles pratiques.
Et quelqu’un a dit un jour, sous forme de boutade, que « tant que la 6éme flotte
n’était pas au large de Tunis et tant qu’elle n’a pas tiré sa première salve, la
Tunisie ne doit pas céder pour prendre une telle mesure contraire à son intérêt
national ».
Normalement, quand on prend une décision de politique économique on doit
toujours le faire au vue de l’appréciation de ses effets positifs et négatifs
pour le pays et ce sans apriori dogmatique.
On a vu que les apports seraient minimes, par contre les répercussions en termes
de pertes d’emplois se chiffreraient en dizaines de milliers d’emplois.
Quand à la critique concernant le caractère prétendument « bout de chaîne » des
activités concernées cela a sans doute été vrai à ses débuts et, encore dans une
certaine mesure aujourd’hui, mais il faut regarder les évolutions enregistrées,
elles ont été remarquables.
Ainsi les exportations des Industries Mécaniques et Electriques off shore, qui
n’étaient que de l’ordre de 100 MD en 1980 et 750 millions en1995, ont été, en
2012, de plus de 6.000 MD. En outre, le contenu technologique des exportations
globales est passé de moins de 10 % à près de 30 %.
Cette remontée des filières technologiques pouvait certes être encore plus
rapide mais ce n’est surement pas la suppression de cette incitation qui
l’accéléra, bien au contraire.
Pourquoi maintenant ?
Même les partisans les plus acharnés de la suppression de cette incitation,
évidemment non convaincus par l’argumentaire précédent, sont conscients que le
moment est pour le moins mal choisi. En effet, dans la situation de crise aiguë
que vit la Tunisie, avec la dégradation de ses notations internationales, la
baisse des IDE,…venir à ce moment précis prendre une telle mesure est proprement
suicidaire.
De grâce, laissons tomber cette mesure, nous pouvons sans difficulté l’expliquer
à nos bailleurs de fonds, comme nous l’avons toujours fait.
On sait, et encore, ce qu’on pourrait, éventuellement, récolter comme recettes
fiscales mais on ne sait pas ce qu’on détruirait comme emplois avec la détresse
que cela génèrera pour des dizaines de milliers de familles.
La priorité pour la Tunisie aujourd’hui est de rassurer l’investisseur en lui
garantissant au moins la stabilité ou le statut quo fiscale. C’est le minimum
que le gouvernement puisse faire pour espérer maintenir les entreprises
existantes.
Ne jouons pas à la roulette russe avec le gagne pain de plus de 300.000 familles
tunisiennes; il y a tellement d’autres réformes plus urgentes à faire que
précisément celle là, et qui auraient des impacts socio-économiques et
budgétaires d’une toute autre ampleur !
Il en est ainsi de la nécessité et de l’urgence de mettre en œuvre un modèle de
développement renouvelé avec un arrimage au monde :
• plus ambitieux au niveau technologique,
• et plus équilibré sur le plan régional.
A titre indicatif, citons aussi la nécessité d’une action graduée mais
déterminée sur la Caisse de Compensation qui, avec près de 7.000 MD, représente
plus de vingt fois les recettes hypothétiques de cette « réforme « de l’Off
Shore, Il faudrait plus de 5 ans pour revenir au niveau de la compensation de
2010 (1500 MD). Les économies qui seraient alors réalisées représenteraient plus
de 10.000 MD sur 5 ans et permettraient de contribuer au financement d’un
véritable «Plan Marshall Régions» tant attendu pour répondre aux légitimes
aspirations populaires. Nous reviendrons sur tout cela dans de prochaines
réflexions..