Dans une lettre ouverte envoyée de son exil français, l’ancien conseiller du ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières affirme que les hommes de l’ancien régime «placés au sein du Comité ministériel chargé de gérer le dossier de l’ABCI et (…) qui, du temps de Ben Ali, ont été à l’origine des problèmes de l’ABCI et des développements catastrophiques pour les finances publiques et pour la BFT jusqu’à nos jours», ont «triomphé aujourd’hui contre la politique suivie par notre ministre des Domaines de l’Etat dans sa lutte contre les séquelles du passé»- ministre «qui a capitulé devant le lobby de l’ancien régime à qui la Troïka a confié les clés de l’Etat». (*).
Le 21 septembre 2013, le ministère des Domaines de l’Etat publiait une mise au point suite à la publication par le journal Echourouk en date du 16 septembre 2013 d’un article sur un prétendu arrangement amiable avec la Banque Franco-Tunisienne qui aurait coûté à l’Etat 900 «milliards». Etant cité et visé dans cet article, je tiens à apporter ces précisions:
Quand j’ai accepté de prendre la charge de Conseiller du ministre des Domaines de l’Etat, c’est bien dans l’idée et l’objectif de changer les pratiques anciennes, de concevoir et d’entreprendre des réformes structurelles dont mon ministère a tant besoin, vu le passif colossal que nous avons hérité de l’ancien régime. Mais le plus important c’est de concrétiser la transformation de la nature de l’Etat qui fonctionnait jusqu’à la Révolution comme le Maître absolu, en un organe entièrement dévoué au service des citoyens.
Ainsi, on ne doit plus parler des intérêts de l’Etat, mais des intérêts du peuple et des citoyens. C’est dans cet esprit que j’ai pris en charge le dossier de l’ABCI, non pas pour défendre l’Etat et ses abus passés, mais défendre les victimes sur la base de la primauté des valeurs de l’équité et de la justice, essentielles à une société saine et équilibrée. Il ne s’agit pas de trouver les astuces pour vaincre un adversaire mais pour démêler le juste de l’injuste, le vrai du faux et assumer le prix à payer pour tourner la page du passé.
Cela ne veut pas dire que la réparation des abus commis doit obéir aux règles de la comptabilité, parce que la communauté nationale n’est pas responsable de la corruption de l’ancien Etat et elle n’a pas à supporter un dédommagement, mais seulement une réparation. C’est le principe même de la justice transitionnelle: reconnaissance de la faute et réparation raisonnable.
En somme, il s’agit pour nous tous au ministère d’un des dossiers qui rentre dans le programme prioritaire défini par le ministre pour la lutte contre la corruption de l’ancien régime. C’est dans ce cadre là que j’ai suivi le dossier de l’ABCI traité au sein du Contentieux de l’Etat par M. Hamed Nagaoui Conseiller Rapporteur, très motivé dans la lutte contre la corruption.
Forts du soutien de notre ministre à aller de l’avant dans la recherche d’une solution juste et équitable, et de dévoiler les injustices commises par l’Etat nous avons assez rapidement vu la réticence de la Présidence du Gouvernement à favoriser une telle issue.
En effet, un certain nombre de hauts fonctionnaires qui traitent des dossiers économiques ont travaillé sous l’ancien régime et continuent à assumer de hautes fonctions et traitent les mêmes dossiers qu’ils traitaient sous l’ancien régime. Certains étaient de hauts cadres détachés dans des établissements bancaires et qui gèrent actuellement le sort de ces mêmes établissements au sein de la présidence du gouvernement. Il y a manifestement là conflit d’intérêts.
Ces anciens hauts fonctionnaires forment un véritable lobby qui n’hésite pas à parler de la continuité de l’Etat ce qui est une trahison de la Révolution qui est venue non pas pour continuer à assumer les méfaits du passé mais au contraire pour les dénoncer et s’en désolidariser. Il est curieux que ce principe de la continuité de l’Etat ait été prononcé dans le communiqué du 21/09/2013 du ministère des Domaines de l’Etat sur l’Affaire Nagaoui. Cela prouve que ce communiqué a été rédigé par ces anciens responsables qui ont le dernier mort dans la Présidence du Gouvernement.
La «continuité de l’Etat» signifie que la Troïka élue par le peuple révolutionnaire s’engage à respecter les décisions du gouvernement de Béji Caid Essebsi! Mais la politique de ce dernier a été naturellement celle de Ben Ali! La continuité de l’Etat c’est la continuité de Ben Ali. Il s’agit bien d’une trahison de la Révolution et une victoire de l’ancien régime, de ses hommes qui détiennent aujourd’hui l’essentiel des commandes de l’Etat et qui couvrent les abus du passé. Ce sont ces hommes là qui ont été placés au sein du Comité ministériel chargé de gérer le dossier de l’ABCI et ce sont eux qui, du temps de Ben Ali, ont été à l’origine des problèmes de l’ABCI et des développements catastrophiques pour les finances publiques et pour la BFT jusqu’à nos jours.
Ce sont eux qui ont triomphé aujourd’hui contre la politique suivie par notre Ministre des Domaines de l’Etat dans sa lutte contre les séquelles du passé. Notre ministre a capitulé devant le lobby de l’ancien régime à qui la Troïka a confié les clés de l’Etat et c’est ainsi qu’on a parlé de la «Continuité de l’Etat».
Il était clair pour nous – Hamed et moi-même – que ce lobby à la tête de la Présidence du Gouvernement s’oppose de toutes ses forces à un arrangement amiable dans l’Affaire de l’ABCI. Et c’est nous deux qui avons manœuvré pour qu’il n’avorte pas pour des raisons de délais.
Je rappelle ici aux lecteurs que le CIRDI est l’instance d’arbitrage à laquelle l’ABCI a eu recours contre l’Etat tunisien. C’est un tribunal qui juge les conflits en matière d’investissements internationaux. Quand l’ABCI a porté plainte contre l’Etat tunisien à l’époque de Ben Ali devant le CIRDI, ce dernier a déclaré sa compétence en 2011. Mais avant de procéder à l’examen de la plainte le CIRDI a donné aux deux parties du conflit l’opportunité de trouver une solution amiable entre eux. Aujourd’hui, le dernier délai pour la fin de ces négociations est fixé jusqu’au 30 septembre 2013.
Il est évident que ces négociations allaient échouer du fait que ceux qui au sein du Gouvernement traitent du dossier sont les fonctionnaires de l’ancien régime et qui ont trempé dans les manoeuvres de l’ancien pouvoir. Ils n’ont aucun intérêt à traiter avec leur victime: l’ABCI qui risque de leur rappeler certaines vérités et certains faits.
Et voici maintenant comment l’on est venu aux accusations annoncées par notre Ministère dans son dernier communiqué contre Hamed Nagaoui et Mondher Sfar.
Nous avons dit que le Comité ministériel a tout fait pour faire avorter les négociations amiables depuis le début. Notre cabinet d’avocats en France qui suit l’affaire a sonné l’alarme à l’approche du terme du calendrier de ces négociations fixé en ces temps là au 10 septembre 2012. Ces avocats étrangers qui nous défendent avaient vu que le Gouvernement tunisien ne faisait rien et que la Tunisie allait perdre l’opportunité d’un arrangement amiable. C’est alors lui qui nous a suggéré de préparer un accord-cadre avec l’ABCI pour relancer les négociations amiables. Un projet de texte a été préparé par l’ABCI et modifié par le Contentieux pour être soumis à l’approbation de la Commission du Contentieux. C’est ce qui a été fait: le document a été signé et je l’ai envoyé le 31 août 2013.
C’est ainsi que nous avons réussi au moyen de ce document à avoir l’acceptation de deux ou trois nouveaux délais pour le terme des négociations amiables, en indiquant dans les demandes que j’ai rédigées et envoyées au CIRDI qu’il s’agit de la mise en oeuvre de l’accord cadre du 31 août 2012, espérant ainsi faire aboutir ces négociations et éviter ainsi à la Tunisie à avoir à payer une lourde ardoise en devises.
Et au lieu d’avoir la reconnaissance de cette action salutaire pour la Tunisie et pour les principes nouveaux que les Tunisiens ont choisis en chassant Ben Ali du pouvoir, on nous intente un procès d’intention dans le but d’empêcher que l’Affaire de l’ABCI ne révèle les abus du pouvoir de Ben Ali et même avant lui, puisque le conflit est né en 1982 lors de la prise de parts de l’ABCI dans la BFT.
En effet, dans le communiqué du ministère des Domaines de l’Etat il est dit que les négociations n’ont pas abouti à cause des positions rigides de l’adversaire qui veut imposer ses vues et ne pas tenir compte des propositions de l’Etat tunisien. Cela n’est pas vrai: l’ABCI a simplement demandé l’établissement des faits en mandant des experts: un expert choisi par l’Etat, un autre par l’ABCI et un troisième d’un commun accord. Ce n’est pas là une demande excessive! C’est même la position de mon Ministre qui a été d’accord sur le principe de l’expertise et sur la base duquel j’ai avancé dans les négociations.
Comment peut-il aujourd’hui qualifier la position de l’ABCI comme excessive et rigide alors qu’elle n’a demandé qu’une chose: l’expertise? C’est exactement le contraire: c’est la position des conseillers à la Présidence du Gouvernement qui est rigide et excessive: ils veulent que l’ABCI avance un chiffre sur sa demande de dédommagement pour les torts subis. C’est une demande absurde à deux titres: car pour avancer un chiffre il faudrait le baser sur des faits, sinon on tombe dans l’arbitraire total et les fonctionnaires de l’Etat peuvent s’arranger avec lui en douce pour avoir leur part, puisque le montant est déterminé arbitrairement sur aucune base. Mais ce qui est encore plus grave, c’est qu’ils reconnaissent officiellement que l’Etat a commis des abus dans cette affaire sans établir les faits. Car il se peut très bien que l’expertise aboutisse à montrer que la responsabilité de cette situation incombe entièrement à la partie adverse et ainsi non seulement on établit la vérité mais aussi on allège les charges financières de l’Etat.
Il est évident que c’est l’ancien lobby qui règne en maître au sein de l’Etat qui refuse la négociation et qui cherche à imputer la responsabilité de cet échec sur la partie adverse qu’il taxe d’être rigide et d’imposer des conditions préalables à l’arrangement. C’est un prétexte infondé et fallacieux qui reflète les vues du lobby qui oeuvre au sein de la Présidence du Gouvernement.
Et c’est faux aussi de dire comme le prétend le communiqué de mon Ministère que celui-ci a accepté le principe de nommer des experts et que la partie adverse a exigé que cette expertise vise l’établissement du montant des pertes subies par l’ABCI.
En réalité, le communiqué a menti par omission car mon Ministère n’a pas seulement fini par accepter le principe de la nomination des experts mais il a procédé effectivement à leur nomination réelle. Mais quand les experts se sont présentés à la BFT pour commencer leur travail, ils ont été empêchés d’y accéder sur instructions dont on ignore l’origine. Pour couvrir ces intrigues, le communiqué s’est contenté de dire que ce soi-disant projet n’a pas pu voir le jour à cause des exigences de l’adversaire.
En ce qui concerne le document du 31 août 2012, le Communiqué parle d’une démarche faite par la Tunisie auprès du CIRDI pour l’informer du fait que ce document ne l’engage pas. C’est une démarche maladroite et en même temps inutile. Elle est maladroite, car elle suppose que ce document est un texte d’accord, alors qu’il n’est qu’un texte en cours d’élaboration entre les deux parties et qu’il a été communiqué à l’ABCI à titre d’information et qu’il a été spécifié lors de son envoi qu’il s’agit d’un document à soumettre à approbation des autorités compétentes, et qui montre que les négociations sont bel et bien en cours et grâce auquel nous avons pu obtenir de nouveaux délais pour la fin des négociations.
C’est simple et c’est clair. Mais au lieu de cela on laisse planer sur ce document le doute sur ce qu’il n’est pas à savoir un accord officiel, ce qu’il n’a jamais été et ce qu’il ne pourrait être de toute évidence. C’est ce qu’a confirmé le CIRDI dans sa réponse du 3 juin 2013 au gouvernement en disant que ce document : d’une part ne l’intéresse pas et d’autre part qu’il n’en tiendra pas compte dans le futur lors de son arbitrage au cas où les négociations échouent. Il a même précisé que -et je cite le texte du CIRDI: «Au-delà de cette date, soit les parties seront arrivées à un accord, soit le Tribunal décidera d’un calendrier pour le dépôt des écritures et d’une date d’audience».
En somme, le CIRDI établit implicitement mais clairement qu’il n’a pas eu jusque là connaissance d’accord entre les deux parties. Pourquoi alors prétendre que ce document est un accord? Ce n’est pas un accord mais un texte échangé dans les limites strictes des négociations amiables entreprises afin d’éviter des jugements éventuels plus lourds pour la Tunisie.
En conclusion, les accusations mensongères et calomnieuses avancées dans le communiqué du ministère des Domaines de l’Etat en date du 21 septembre 2013 sur les prétendus agissements de «deux fonctionnaires» (Hamed Nagaoui et Mondher Sfar!) en complicité avec l’adversaire!, ces accusations constituent en fait le dernier acte des manoeuvres dilatoires menées sous le gouvernement de Essebsi et sous les derniers gouvernements issus des élections d’octobre 2011, manoeuvres menées par les mêmes hauts fonctionnaires en vue de faire avorter les négociations amiables, et en imputer la responsabilité soit à l’adversaire soit -et c’est encore mieux- à ceux qui ont œuvré de toutes leurs forces pour éviter à la Tunisie d’avoir à payer une lourde note suite aux abus de pouvoir de l’ancien régime.
Il est remarquable que le Communiqué du 21 septembre 2013 de mon Ministère affirme et rassure le public de ce que les intérêts de l’Etat ne seront pas touchés et qu’il mettra tout en oeuvre pour que ces intérêts soient préservés.
On peut en douter sérieusement, car il reconnaît dans le même communiqué que les chances de gagner ou de perdre sont égales, c’est-à-dire en fait la Tunisie court un grand risque estimé officiellement à 50% de probabilité de perdre l’affaire qui l’oppose à l’ABCI. Par conséquent vu ce grand risque, l’Etat aurait dû prendre au sérieux l’affaire -comme l’a remarqué notre propre Cabinet Herbert et Smith-, et mener avec responsabilité et sérieux l’opportunité des négociations amiables pour alléger les sommes à payer, surtout en devises, que le CIRDI aurait demain à décider sans possibilité de négocier.
C’est ce que j’ai fait sur instructions de mon ministre qui m’a chargé de suivre les préparatifs des négociations amiables sur la base d’expertise de la situation de l’affaire et pour en dévoiler les abus éventuels. C’est ce que j’ai fait en envoyant le projet du 31 août 2012 à l’ABCI à titre d’information en attende des décisions officielles. On veut intenter aujourd’hui un procès en sorcellerie contre ceux qui ont pris au sérieux la politique nouvelle de dévoiler les abus du pouvoir du passé et à donner réparation à ceux que l’expertise prouve qu’ils sont victimes des pratiques de l’ancien régime.
Ces accusateurs œuvrant à la présidence du gouvernement veulent faire croire qu’ils sont les gardiens des intérêts de l’Etat mais ils ne sont que les gardiens des secrets de leur passé qu’ils tentent par tous les moyens de cacher au peuple.
Je leur dis aujourd’hui: les masques sont tombés!
Il est maintenant urgent pour sauver la situation de commencer par mener en urgence plusieurs enquêtes:
1) de rendre publics les malversations du passé concernant les origines de l’affaire de l’ABCI et des différents épisodes qui l’ont émaillés et qui remontent depuis 1982, ainsi ce que le montant des pertes totales déjà subies par le budget tunisien depuis cette date à cause des abus et malversations publiques – on chiffre déjà à 70 millions de DT les dépenses en honoraires d’avocats;
2) qu’une commission neutre diligente une enquête immédiate sur les raisons et sur les responsabilités de l’échec des négociations amiables actuelles, -car l’échec n’est absolument pas dû aux soi-disant préalables imposés par le partenaire-, afin d’en déterminer les responsabilités de l’Etat et les pertes que la Tunisie aurait évitées grâce au projet de l’arrangement amiable daté du 31 août 2012;
3) de mener une enquête ponctuelle sur ceux qui ont tiré les ficelles pour empêcher les experts de faire leur travail quand ils ont été empêchés d’accéder aux locaux de la BFT;
4) de nommer une commission neutre pour enquêter sur le processus qui a mené à la décision d’accuser faussement M. Hamed Nagaoui et Mondher Sfar de complicité avec l’adversaire et que cette commission puisse remettre ses conclusions au juge chargé d’instruire ces accusations ignominieuses.
Paris, le 27 septembre 2013
>Mondher Sfar – Ancien Conseiller au Cabinet du ministre des Domaines de l’Etat. .
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