Dans son bras de fer avec l’opposition, la Troïka au pouvoir –Ennahdha, le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol- propose au préalable l’adoption de la Constitution avant le commencement de tout dialogue politique sur les prochaines échéances politiques (formation d’un gouvernement de compétences nationales, fixation d’un échéancier précis pour les élections présidentielle et législatives).
Le mot d’ordre est des plus clair à tel point que les dirigeants de la Troïka ne ratent aucun passage sur les plateaux des radios et télévisions sans insister sur l’impératif d’adopter en priorité et en urgence la Constitution dont ils sont les seuls à en faire l’éloge.
Pour preuve, le président d’honneur du CPR et président provisoire de la République, Mohamed Moncef Marzouki, y a trouvé de la matière à vendre à l’international lors de son intervention, lundi 23 septembre 2013, devant l’Assemblée générale des Nations unies à New York dans sa 68ème session.
Il a expliqué qu’il a fallu un travail de plus de deux années pour arriver, bientôt, à la promulgation de la Constitution tunisienne qui établira un régime démocratique et qui reflétera le consensus entre les différentes parties politiques.
Pour sa part, Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et président du parti Ettakatol, a déclaré que «la nouvelle Constitution tunisienne sera parmi les meilleures au monde».
Pour les dirigeants d’Ennahdha, il n’est pas question de parler de dialogue politique tant que la nouvelle Constitution n’a pas été adoptée. Dans une interview accordée, mardi 24 septembre, à Radio Express Fm, Fethi Ayadi, président du Conseil de la choura du mouvement d’Ennahdha, a déclaré en substance qu’il est exclu de dissoudre l’actuel gouvernement avant l’adoption de la Constitution. Ennahdha craint, selon lui, que l’opposition ne tienne pas ses engagements et renvoie, avec un gouvernement de compétences nationales, aux calendes grecques l’adoption de la loi des lois.
Pour mémoire, la Constitution, en tant que loi fondamentale qui a généralement une valeur supérieure à la loi et qui unit et régit de manière organisée et hiérarchisée l’ensemble des rapports entre gouvernants et gouvernés au sein de l’État, ne peut être adoptée qu’en présence des députés de l’opposition, c’est-à-dire à la majorité des deux tiers. Sinon, l’éventualité d’un référendum n’est pas totalement à écarter.
Il faut reconnaître que l’opposition, minoritaire au sein de l’ANC, a toujours prévenu qu’il s’agit d’un projet de Constitution qui sert les intérêts d’un parti bien précis, en l’occurrence le parti islamiste Ennahdha.
Des personnalités proches du pouvoir et des universitaires ont également critiqué ce projet de Constitution et surtout la manière avec laquelle elle a été concoctée.
La députée Samia Abbou, ex-CPR, a exprimé en public vivement son désaccord avec le projet de Constitution en le qualifiant de «projet frériste» et «d’avènement d’une terrible tyrannie». Selon elle, «si l’on ne trouve pas des consensus, même si l’espoir est infime, pour déminer la Constitution, j’annoncerais ma rébellion au sein même de cette Assemblée».
L’universitaire et psychanalyste Raja Ben Slama a critiqué le rendement de Habib Khedher, rapporteur général de la Constitution qui, a-t-elle dit sur un plateau, «n’en fait qu’à sa tête et prend des décisions selon son humeur». Même ses collègues, les députés lui ont reproché de tels agissements et surtout d’avoir falsifié certains articles après consensus et d’avoir écrit, tout seul et sans aucune concertation, les dispositions de transition qui interdisent à la Constitution d’annuler quoi que ce soit, durant trois ans, à partir de son adoption. Cette critique a valu à Raja Ben Slama de comparaître devant la justice.
Mais les critiques les plus virulentes dont a fait l’objet ce projet de Constitution sont à mettre à l’actif de Kaïs Saïed, universitaire et une référence en matière de droit constitutionnel.
Ainsi, il a récemment déclaré, à l’issue d’un entretien avec le président de la République provisoire, Moncef Marzouki, qu’«au regard de la crise que connaît le pays, il ne voit aucun intérêt à l’adoption d’une nouvelle Constitution, faite sur-mesure pour certaines parties qui cherchent à asseoir leur légitimité».
Selon M. Saïed, il n’y a aucun intérêt à adopter une nouvelle Constitution car, explique-t-il, «dans certains pays arabes, il y a des parties qui cherchent la légitimité et qui profitent de leur position pour instaurer des lois à leur mesure», faisant ainsi allusion aux mouvements islamistes (Hamas en Palestine) qui accèdent au pouvoir par des élections et cherchent à le garder indéfiniment grâce à des tripatouillages législatifs et des manoeuvres politiques.
Pour Kaïs Saïed, les Constitutions dans le monde arabe ne sont qu’un alibi, soit pour accéder au pouvoir, soit pour s’y maintenir. «L’Histoire, a-t-il-martelé, nous a appris que les Constitutions dans cette zone n’ont jamais garanti aux peuples la liberté, mais n’ont été instituées que pour conférer aux pouvoirs en place une légitimité virtuelle. Les grands perdants dans la chose constitutionnelle qui n’a jamais été du reste parfaite, ont été, de toute évidence, les peuples arabes, et ce quel que soit le progressisme des Constitutions adoptées. Le résultat est, hélas, toujours le même, les Constitutions aboutissement à des dictatures».
Moralité: le message est des plus clairs. Ennahdha tient à son projet de Constitution et le défend bec et ongles aux fins de se forger une légitimité pérenne. La nouvelle Constitution ne sera que la consécration d’une prochaine dictature aux couleurs fréristes. La question qui se pose dès lors, est «sommes-nous si masochistes pour demander l’accélération de l’adoption d’un projet qui va nous priver de nos libertés?»
A méditer.