L’incident des policiers et gendarmes qui ont hué, en uniforme, le 18 octobre dernier, sous un soleil de plomb, à la caserne d’Al Aouina à Tunis, au cri révolutionnaire made in tunisia «dégage», les trois présidents -Marzouki, Ben Jaafar et Larayedh-, restera, de toute évidence, dans les annales de l’histoire et sera enseigné, ultérieurement, comme un cas d’école en matière de «désobéissance civile».
Gros plan sur un incident qui, pour peu qu’on en gère mal les conséquences, risque d’impacter de façon déterminantes le pays.
Empressons-nous de rappeler d’abord que cette rébellion des policiers n’est pas la première. Depuis l’avènement de la révolution, ils ont eu à manifester pour protester, parfois avec violence, contre les décisions de l’ancien ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi, qui a été sauvé à l’époque en compagnie du général Rachid Ammar par des commandos.
Ils ont eu également à exprimer, dans la rue, leur colère et indignation contre les propos injurieux proférés à leur endroit par l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi lequel les avait qualifiés de «singes».
Il faut ajouter à ces incidents le déchainement de haine des indignés de la révolution contre les postes de police et de la garde nationale, l’humiliation qu’ils ont subie avec les assassinats politiques de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi avec la même arme, et l’hostilité idéologique et structurelle que leur vouent les salafistes-djihadistes lesquels les considèrent comme des «taghuts».
C’est pour dire que les policiers et gendarmes, blessés dans leur chair, handicapés par l’absence de couverture sociale et sous-équipés devant des terroristes hyper-équipés, sont dans une situation peu enviable.
Certains diront que c’est leur métier, celui-là même qui consiste à obéir et à servir. La question qui se pose dès lors est: jusqu’à quelle limite doit-on obéir à la hiérarchie?
Les policiers doivent-ils être sanctionnés?
Pour le moment, les Tunisiens sont partagés face aux incidents d’Al Aouina. Certains comme Rached Ghannouchi, leader du parti Ennahdha, Ali Larayedh, chef du gouvernement, Mounir Ksiksi, commandant de la garde nationale, Mohamed Abbou, secrétaire général du parti le Courant démocratique, Sihem Ben Sedrine, ex-militante des droits de l’homme, les Ligues de protection de la révolution…, sont pour une réaction forte. Ils ont vu dans ces incidents un acte de rébellion, voire un «coup d’Etat blanc» et demandé aux autorités en place de sanctionner sévèrement les coupables. Les LPR vont jusqu’à proposer de fusiller les manifestants.
Pour d’autres, c’est-à-dire l’écrasante majorité des Tunisiens et les partis d’opposition, les policiers et gendarmes ont raison et voient dans leur «dégage» à l’adresse des trois présidents «un coup de pouce qualitatif» aux multiplies manifestations pacifiques organisées, depuis des mois, pour protester contre l’incompétence des la Troïka et son échec cuisant dans tous les domaines.
Ils y perçoivent même une accélération heureuse de la satisfaction de leurs revendications. Ils estiment en leur âme et conscience qu’il n’existe aucune motivation -bien aucune motivation- à défendre les trois hauts représentants de l’Etat pour une simple raison: ces derniers n’ont fait, durant deux ans, que déstructurer systématiquement le pays et en ternir l’image.
Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), n’a-t-il pas passé deux précieuses années à animer des discussions byzantines sur des thèmes identitaires sans aucune relation avec la mission pour laquelle il a été investi, en l’occurrence la rédaction en l’espace d’une année la Constitution?
Moncef Marzouki, le président provisoire, n’a-t-il pas démoli, en deux ans, tous les acquis de la diplomatie tunisienne en provoquant gratuitement des hostilités avec des alliés objectifs traditionnels (Syrie, Egypte, Algérie…)? N’a-t-il pas divisé le pays en s’attaquant à l’opposition et en prenant parti pour les ennemis de la République (Ligues de protection de la révolution, terroristes-djihadistes islamistes…)? Et la liste des bourdes du président provisoire est loin d’être finie.
Quant à Ali Larayedh, son dossier est plus accablant. L’histoire retiendra à son actif la responsabilité politique en sa qualité de ministre de l’Intérieur, d’abord, et de chef de gouvernement, ensuite, d’avoir ouvert le pays aux terroristes djihadistes, d’avoir transformé le pays en dépôt d’armes, d’avoir favorisé l’implantation de terroristes dans plusieurs zones du pays (mont Chaambi, Douar Hicher, Goubellat…), d’avoir connu sous son mandat deux assassinats politiques de deux grands leaders de grande qualité intellectuelle, l’assaut meurtrier contre l’ambassade des Etats-Unis à Tunis, le djihad nikah…
Moralité : le rendement des trois présidents de la révolution est le moins qu’on puisse dire catastrophique. Ils ont trahi les objectifs de la révolution, le peuple tunisien et surtout l’Etat tunisien.
Désobéissance civique vs désobéissance civile
Par delà les points de vues des uns et des autres, les incidents d’Al Aouina relèvent non pas de «la désobéissance civique» mais de «la désobéissance civile».
Souvent confondues, les deux expressions recouvrent des réalités très différentes. La première a pour objectif de contester un ordre juridique injuste et d’obtenir la reconnaissance de droits nouveaux. Elle constitue donc une expression de la citoyenneté.
Le fondement de la désobéissance «civile» est tout autre: le philosophe américain Henry David Thoreau, qui l’a inventée, la définit comme le droit de s’élever, au nom de la seule conscience individuelle, contre les lois de la cité. Cette désobéissance de l’individu aux injonctions de l’Etat reste l’étendard des défenseurs d’un droit dit naturel par opposition à la loi démocratique, et érige le for intérieur en censeur de l’ordre social, avec toutes les ambiguïtés qu’une telle attitude peut receler. C’est en quelque sorte l’exercice de la liberté de conscience.
C’est dans cet esprit de désobéissance civile que s’inscrit la manifestation pacifique d’Al Aouina des policiers et gendarmes. Le droit international et les droits nationaux, de même que la jurisprudence, autorisent déjà, dans certaines circonstances, la résistance à l’autorité. Cette transgression est justifiée au nom même des droits fondamentaux reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU.
Conséquence : le «dégage» des policiers et des gendarmes peut être perçu ainsi comme un acte de désobéissance légitime heureuse. Quant aux apôtres de la sanction et de la correction des manifestants, ils doivent beaucoup réfléchir avant d’y recourir. Au regard de la détermination de ce corps et de son unité, ils risquent gros, très gros même. En plus clair encore, ils encourent le risque de connaître le scénario égyptien.
A bon entendeur.