Le budget de l’Etat soumis à l’approbation des constituants, parallèlement à la loi complémentaire des Finances, par Ilyès Fakhfakh, ministre des Finances très controversé, susciterait beaucoup d’incertitudes quant à la possibilité de la réalisation des objectifs préconisés.
Quelques réflexions à propos de la nouvelle loi des finances et des grandes lignes du budget 2014 de Moez Labibi, professeur en finances internationales.
Pour M. Labidi, la croissance de 4% pour l’année 2014 annoncée par le gouvernement serait très optimiste car le coup encaissé par le secteur touristique après l’attentat-suicide de Sousse pourrait laisser des traces pour 2014 et 2015. D’ailleurs, depuis les attentats de la Ghriba et jusqu’à aujourd’hui, la Tunisie n’arrive pas à retrouver le niveau habituel des entrées des touristes allemands. Les prémices de reprise dans la zone euro sont là, mais tout laisse présager une croissance encore fragile. Et des exportations tunisiennes encore en berne.
Mais pire que tout, ce sont les défaillances sur le terrain sécuritaire qui continuent d’être pénalisantes pour l’activité économique et pour le niveau de croissance, estime l’expert, sans oublier la nonchalance des politiques tunisiens quant à l’importance de l’économie dans la réussite du processus transitionnel vers une démocratie en bonne et due forme.
Ainsi, Néjib Chebbi avait déclaré à Wided Bouchammaoui, présidente de l’UTICA lors du dialogue national: «C’est le politique qui prime et pas l’économique». M. Chebbi révisera peut-être son jugement lorsqu’il fera face à une deuxième révolution et cette fois-ci elle sera celle des affamés et des pauvres et non celle des composantes politiques de gauche ayant balisé le terrain à la droite islamiste!
Dans l’attente, toutes les institutions financières ont révisé à la baisse leurs prévisions pour 2014, affirme M. Labidi, à commencer par le FMI -qui prévoit 3,7% de croissance-, Fitch Ratings -qui donne une estimation de 3%.
«En somme, ce chiffre est surévalué, et du coup, il faut s’attendre à des révisions à la baisse du taux de croissance et des recettes fiscales. Ce qui rendra difficile le financement du budget.
Certaines mesures ne sont pas très appropriées pour le contexte actuel. Leurs efficacités est fort dépendante de la capacité du débat national de nous offrir un consensus solide pour pouvoir résoudre l’équation sécuritaire. Or, tout laisse à croire que le prochain gouvernement n’aura pas le soutien nécessaire de la part de toutes les formations politiques. Leurs accords sur la composition du nouveau gouvernement ne vont pas émaner d’une volonté et d’une détermination de construire la Tunisie de demain, mais plutôt d’une adhésion pour ne pas être accusé «de bloquer les négociations».
La lutte contre l’économie informelle n’a pas eu la place qu’elle mérite dans le budget 2014. Cette économie parallèle est fort déstabilisante pour l’économie tunisienne. D’une part, elle est dévoreuse des recettes de l’Etat, et, d’autre part, en concurrençant les entreprises formelles, elle est destructrice de plusieurs unités de production.
En l’absence du consensus, il n’y a pas de solution miracle à l’économie
Mais il n’y a pas que cette absence de consensus autour de la composition du gouvernement qui pose problème, un autre problème de taille se pose. «L’assainissement des finances publiques, et plus précisément la réforme de la Caisse de compensation, semble être incontournable si nous voulons sortir de l’impasse financière (difficultés d’accéder aux marchés financiers; réticences des bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux …).
Les mesures prises pour la réformer sont plus centrées sur la classe défavorisée. Or la problématique de la compensation est plus délicate du côté de la classe moyenne. Qui profite plus de la compensation surtout à travers les subventions des hydrocarbures.
Ainsi, je pense que la taxe sur les voitures particulières serait plus soutenable si elle concerne les voitures au-delà de 5 chevaux et non de 4 chevaux. Pourquoi la compensation était soutenable en 2005 lorsque le baril a atteint les 120 dollar?».
La Tunisie avait un accès facile aux marchés
Car, malgré le refus de reconnaître nombre de réussites aux gouvernements précédents, il faut quand même s’accorder sur le fait que toutes les crises, à commencer par celles énergétique, financière et économique depuis 2007, ont été assez bien gérées: «En 2005, la Tunisie n’avait aucun problème d’accès au marché financier international, elle était présente dans la catégorie “Investment Grade“ chez toutes les agences. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui où la Tunisie s’enfonce dans l’investment grade. A l’époque, la vague de privatisations a dopé les réserves en devises du pays. Or aujourd’hui les pressions sur ces réserves sont détectables à travers le glissement du dinar. Les “Dons et Privatisations“ ont presque doublé (de 166 MDT en 2004 à 239,5 MDT en 2005, à 627 MDT en 2006). Bref, on était loin de l’impasse financière d’aujourd’hui. Il y a urgence d’une réforme car la croissance tournait autour de 5% en 2005 alors qu’aujourd’hui elle risque de ne pas franchir la barre de 3%. Mieux encore, le montant alloué aux dépenses d’investissement a perdu toute signification. Ce poste est devenu une variable d’ajustement, dévoré régulièrement par le poste “dépenses de fonctionnement“. Fièvre revendicative et populisme obligent!».
Des décisions à-la-va vite et insensées…
Face aux nombreux problèmes tous azimuts dont souffre aujourd’hui la Tunisie, les compétences au niveau décisionnel sont incapables de trouver les solutions adéquates. D’où des décisions à la va vite, sans consultation des partenaires sociaux incontournables et d’experts qualifiés et expérimentés.
L’exemple le plus édifiant est celui de l’imposition des entreprises offshore et celle des dividendes destinées au réinvestissement, mais également les résolutions touchant le régime forfaitaire qui a pris un essor considérable ces dernières années en l’absence du contrôle rigoureux de l’Etat.
Comment un gouvernement peut-il prendre des décisions censées lorsqu’un pays est fragilisé par son climat sécuritaire, divisé par les dissensions politique en l’absence d’un pouvoir central fort et face à l’instabilité sociale et la lutte pour le pouvoir?
Pour Moez Labidi, le texte même se rapportant à la fiscalité est maigre et non précis pour ce qui est du régime forfaitaire. Par exemple, «la réalisation de la justice fiscale exige un surcroît d’efforts pour lutter contre la contrebande et le commerce parallèle ainsi que la révision du régime fiscal forfaitaire. Cette loi de finance avance timidement dans la correction des inégalités sociales. Au moment où certaines personnes, assujetties aux bénéfices industriels et commerciaux, supportent une pression fiscale inférieure à 10%, il y en a d’autres, comme les salariés, dont la pression fiscale avoisine les 28%».
L’incontournable facteur sécuritaire…
Hamadi Jebali aurait, malgré toutes ses imperfections, dit quelque chose de très censé: “Tounes nakbetha fi nokhbetha“ (le malheur de la Tunisie est son leadership). Il ne croyait pas si bien dire.
Moez Labidi approuve: «Avec une classe politique qui s’avère incapable de rompre avec la culture du rapport de force et de renouer avec la culture du consensus. Nous comprenons comment l’impasse politique qui, en empêchant le démarrage des réformes, a fini par pousser la Tunisie vers une impasse financière. Il faut au plus vite sortir de l’impasse politique avec un consensus solide (et non fragile comme le laissent entendre les dernières nouvelles) pour rétablir la sécurité et démarrer les réformes les plus urgentes (Compensation, secteur bancaire, réforme fiscale…) indispensables pour dénouer l’impasse financière et redresser l’économie. L’heure n’est pas à la réforme fiscale, tant que l’impasse politique plombe le climat des affaires et la montée de l’insécurité sur toutes les lèvres.
Mais plus que tout, c’est le processus sécuritaire qui prime et en premier lieu peut-être une véritable réconciliation nationale que les revanchards haineux empêchent de se réaliser pour satisfaire à leurs petites, toutes petites vengeances personnelles aux dépens du pays. Une réconciliation nationale qui permettra de passer à la phase de l’édification d’une nouvelle Tunisie et ne pas s’arrêter à celle des règlements de compte sales, bêtes et méchants.
Pour l’économie, assure M. Labidi, la sécurité est incontournable: «Pour que les secteurs du tourisme, du transport, des phosphates et de la prospection de pétrole reprennent leur ancien rythme d’avant la révolution, pour en finir avec le banditisme qui fait la pluie et le beau au sein des circuits de distribution, pour qu’il y ait des effets positifs pour lutter contre l’inflation et certaines activités informelles, et bien évidemment pour démarrer les réformes».
Le conseil de Moez Labidi à Fakhfakh…
Quant à M. Fakhfakh, qui s’est découvert tout d’un coup le défenseur incontesté et incontestable des prolétaires, eh bien, Moez Labidi lui prodigue le conseil suivant: «Certes, il est inconcevable que les dépenses de compensation profitent plus aux riches et aux industriels. Mais il est insensé d’avancer des mesures (baisse des subventions sur la consommation d’énergie par les cimenteries) susceptibles de nuire au secteur du bâtiment dans un contexte où la cacophonie institutionnelle fait les beaux jours de l’immobilier et du foncier. C’est un exercice très risqué. Car des réformes, précipitées et mal ficelées, peuvent se révéler très contreproductives. Ce qui bloquera pour plusieurs années leur démarrage».