Belgacem Ayari est le secrétaire général adjoint de l’Union générale du travail de Tunisie (UGTT) chargé du secteur privé. Dans le milieu, on le compare souvent à un «rouleau compresseur». Son style diffère de celui d’un Mouldi Jendoubi, connu pour être l’as de la pondération, ou d’un Houssine Abassi, grand patron de l’UGTT, avec sa célèbre main de fer dans un gant de velours.
Souriant, poignée chaleureuse et yeux perçants, le parcours de Belgacem Ayari (BA) est un exemple édifiant du rôle d’ascenseur social que joue la centrale syndicale et que l’on ne retrouve que chez la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH).
Ouvrier chez «Assad», il a été le plus jeune militant «actif et mobilisé» de l’UGTT et le premier syndicaliste à y représenter une entreprise privée. Aujourd’hui, et au terme d’un parcours de plus de trente ans, il est un des artisans du rapprochement entre l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) et la centrale ouvrière. Deux formations par essence opposées mais qui, dans le contexte actuel de transition démocratique, ont choisi de se mettre au service de la Tunisie.
Originaire de Makthar, de la tribu d’Ouled Ayar, Belgacem Ayari (BA) connaît surtout bien la capitale et la zone industrielle de Ben Arous où son père s’est installé dans les années 1930. Issu d’une famille nombreuse, il commence à travailler très jeune et se retrouve, sans forcément comprendre comment, à dans les années 80, à passer des nuits entières à la place Mohamed Ali, gourdin à la main pour protéger la centrale qui subissait à l’époque les foudres du régime de Bourguiba.
BA se souvient comme si c’était hier de ses 23 ans et du temps où novice, il ne comprenait pas toutes les subtilités du moment: «C’étaient des conflits que je ne saisissais pas tout à fait. Tout ce que je savais, c’est qu’il fallait protéger les camarades et protéger le syndicat. J’ai été arrêté et vu de mes propres yeux les tortures que subissaient certains d’entre nous. Ma pudeur m’empêche de vous en donner les détails mais je peux vous assurer que cela marque un homme à jamais. Pendant mon séjour de détention, j’ai su que l’UGTT et moi étions mariés à vie!» Sait-on à 23 ans que s’engager pour l’UGTT demande autant d’énergie et de temps, de déceptions et de luttes mais peut se révéler une opportunité immense pour tisser des relations qui changent le destin d’un homme? Probablement pas, répond-il. «Mais, c’est sans regrets! Le jeu en valait la chandelle. L’UGTT m’a tout appris!»
Comment raconter l’Histoire de l’UGTT à travers un homme, alors qu’un grand chapitre est en train de s’écrire pendant cette phase de déconstruction -en vue d’instaurer une démocratie en Tunisie- et dans laquelle la centrale ouvrière joue un rôle de la plus grande importance?
Pour BA, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures: «L’UGTT a toujours été la maison de tous! Le refuge des partis politiques, des opposants, des associations, des journalistes, des opprimés… L’absence d’une opposition structurée et dynamique ont toujours contraint la centrale syndicale à servir d’espace de contestations. Nous avons abrité et soutenu la révolution du 17 décembre 2010- 14 janvier 2011, et avons été en symbiose avec le peuple. Le 15 janvier au matin, ce n’est pas par hasard que tout le monde s’est retrouvé à l’UGTT! Les Bhiri, Jebali, Laaryedh, Ben Jaafar, Ben Achour, Chebbi, Hamma, Chokri Belaid, Mohamed Brahmi, Abderazak Hammami, Ahmed Brahim et plusieurs autres personnalités ainsi que les avocat et la Ligue … Tous ceux qui prendront plus tard la tête de l’Etat et de ses différents outils de transition sont passés inéluctablement par la place Mohamed Ali».
Force de propositions
Au lendemain du 14 janvier, l’UGTT contribue à la création de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, intègre le gouvernement de transition de Mohamed Ghannouchi avant de rapidement en démissionner, se range du côté de Kasbah I et II, et demande, en symbiose avec l’esprit révolutionnaire, une Assemblée nationale constituante (ANC). Alors que le pays traverse une phase d’instabilité, la centrale orchestre de nombreux mouvements sociaux partout dans le pays au point d’être accusée de criminelle et d’opportuniste.
Fébrile et encore balbutiante, l’UGTT, bien que son rôle soit déterminant dans la révolution 17/14, est encore fragilisé par ses compromissions avec le pouvoir déchu. Elle se repositionne, trouve de nouveaux points d’appui, et au lendemain des Congrès de Djerba puis de Tabarka, reprend du poil de la bête, se consolide et se bat pour retrouver son aura en (re)commençant à donner le tempo aux dirigeants du pays.
Est-ce un hasard que ledit «mouvement de rectification» à démarré dans la région de Ben Arous et de Kairouan que dirigeaient à l’époque Belgacem Ayari pour le premier et Houssine Abbassi pour le second? En attendant que l’Histoire avec un grand H se réécrive, l’UGTT devient omniprésente peu à peu sur la scène politique tunisienne. Elle ose, propose, suggère, critique et reste fidèle à un de ses principes: être une force d’opposition autant que de propositions. Car l’UGTT a toujours proposé. Elle a fourvoyé le pays avec le premier programme socio-économique au lendemain de l’indépendance et a toujours donné plusieurs de ses hommes à l’Etat dont les ex-ministres Hmed Ben Saleh, Hédi Nouira, Ahmed Mestiri, Mohamed Charfi, Moncer Rouissi, Moustapha Filali…
Après le 14 janvier, l’UGTT se fait un point d’honneur de rester dans le même esprit rassembleur et bâtisseur. Elle fournit à l’Assemblée nationale constituante (ANC) sa propre proposition de Constitution, organise un congrès contre la violence quand celle-ci s’exacerbe dans le pays, décrète deux grèves générales suite à l’assassinat des militants Chokri Belaid et Mohamed Brahmi.
Pour BA, il ne fait aucun doute que «l’UGTT a toujours été une force constructive. On voulait nous imputer la responsabilité de la crise économique et le chaos dans le pays. Le nombre de grèves de 2010 est supérieur à celui de 2012! De quoi parlons-nous? On nous accuse d’être derrière environ 35.000 grèves sur l’année. Cela n’a rien à voir avec la réalité! Nous n’avons même pas marqué le 1/10 de ce chiffre et les statistiques du ministère des Affaires sociales sont là pour le prouver. On voulait faire plier l’UGTT car c’est le seul contre-pouvoir organisé. La voila la vérité!», conclut-il en prenant tout de même un raccourci.
Mais pourquoi était-il nécessaire de torpiller l’UGTT au lendemain de la fuite de Ben Ali?
Bien loin d’être la seule formation qui avait du poids dans le pays à l’époque, trois forces étaient capables de mobiliser les masses, de lancer une propagande, et restaient suffisamment structurées avec un appareil et des muscles sur le plan idéologique et logistique. Celles-ci sont, le Rassemblent constitutionnel démocratique (RCD) -avec ses “chobaa” implantées dans le pays-, le parti islamiste reconnu «Ennahdha» -qui utilisait les mosquées et la propagande religieuse- et l’UGTT -avec les forces démocratiques et de gauche et sa présence massive via ses 24 unions régionales, 50 organisations sectorielles, plus de 60.000 responsables syndicalistes des syndicats de base. Forte de quelques 800.000 adhérents, l’UGTT est perçue comme l’unique contrepoids au parti islamiste. De fait, elle se substitue aux partis politiques incapables de jouer leur rôle d’avant les élections du 23 octobre et cela se confirmera aussi après.
L’UGTT est alors aux premiers rangs de la vie politique du pays. Mais est-ce son rôle?
Pour la centrale, il n’y a ni doutes ni équivoques sur ses missions et surtout aucune substitution à quiconque. L’organisation s’engage aux côtés du peuple tunisien pour défendre non seulement les ouvriers, mais aussi et surtout la République et ses institutions. «La politique au sens du l’engagement partisan n’est pas notre priorité! Ce qui compte, c’est la Tunisie! Nous avons une conception qui nous est propre de la politique qui peut paraître inaccessible à ceux qui ne connaissent pas l’UGTT. Entre ceux qui pensent que celle-ci est manipulée et instrumentalisée à des fins purement partisanes, et qu’elle devrait se contenter d’un rôle purement syndical et ceux qui optent pour qu’elle se déploie de manière vive et active dans la vie politique en tant que contre-pouvoir, il y a toute la polarisation du champ politique tunisien», explique BA.
Le secrétaire général adjoint affirme que l’UGTT ne ressemble à aucun autre syndicat au monde. S’agit-il de remplacer des partis politiques que l’on peut considérer immatures?
Les partis politiques portés par la centrale ont-ils plus de chance pour se faire entendre?
Ce genre de questions, BA ne se les pose pas. «Elles ont été tranchées par Farhat Hached quand il a déclaré: “Je t’aime O peuple! …“. Il n’a pas dit, “je vous aime travailleurs“. Il n’y en avait même à l’époque! Il n’y avait que des syndicats régionaux issus de la colonisation qu’il a réunifiés. Il n’y avait qu’un peuple que Farhat Hached a protégé. C’est cet acte fondateur qui déterminera à jamais les choix du Syndicat. A partir de là, toutes les autres questions sont subsidiaires. Ceux qui ne connaissent pas correctement l’histoire de l’UGTT devraient s’y pencher, cela les rendrait plus lucides et un peu plus en adéquation avec le peuple et ses aspirations».
A parcourir l’historique de l’UGTT, fondée proprement dite le 20 janvier 1946, il ne fait aucun doute que chaque fois que le pays a rendez-vous avec son destin, la centrale se trouve fortement au cœur des événements.
Elle a été de tous les combats du pays, en partant de l’indépendance avec le mouvement libérateur, en passant par Bourguiba à qui elle s’est opposée le 26 janvier 1976 et durant la «Révolte du pain» le 3 janvier 1984 lorsque le gouvernement d’antan décida d’augmenter de 100% le prix du pain et de la farine.
«Aux événements du 26 janvier, il y a eu un véritable carnage avec plus de 500 morts parmi les syndicalistes. Le pays allait si mal et la crise annonçait déjà l’épuisement du régime de Bourguiba. Le 3 janvier, la fin était imminente et fatale. Je me souviendrais toujours de Ben Ali, revolver à la main, en train de tirer sur les manifestants. C’est une partie sombre de son passé avant 7 Novembre 1987 (date du coup d’Etat médicolégale de Zine Abedine Ben Ali) que peu de gens connaissent», se souvient BA.
En fin de règne bourguibien, l’UGTT connaît une de ses pires périodes. Très sévèrement réprimée, elle est vidée de son sens. Ses militants sont contraints au chômage et à la misère et les vagues d’opportunistes qui se succèdent dans son antre ternissent le parcours de la centrale qui est bien loin d’être exempte d’erreurs. La période noire se prolonge avec Ben Ali en moins spectaculaire mais tout aussi violente. «Nous souffrions de voir que l’UGTT n’était plus que l’ombre d’elle-même», dit BA, non sans amertume. En fait, la centrale s’installe dans une période de complaisances envers le régime Ben Ali qui est resté en travers de la gorge de beaucoup de syndicalistes.
Entre compromis et compromissions
L’UGTT soutient la candidature de Ben Ali pour un quatrième mandat bien que différentes structures régionales et plusieurs fédérations et des syndicats nationaux y soient hostiles. En juillet 2005, l’organisation refuse de présenter des candidats à l’élection de la Chambre des conseillers, critique l’invitation faite à Ariel Sharon de participer au SMSI et s’élève contre l’interdiction du congrès de la LTDH.
La centrale est aussi balayée par des scandales financiers, minée par des tensions internes. Pour l’UGTT, les Tunisiens s’enfoncent dans la pauvreté et la crise sociale pointe à l’horizon. Les augmentations de salaires sont calculées sur la base de l’indice des prix officiel. Or, l’augmentation des prix de l’énergie, l’affaiblissement du dinar, l’abandon des mécanismes de compensation et la marchandisation de certains services, jadis gratuits comme l’éducation et la santé, crèvent le budget des ménages.
Une période noire? Difficile à avaler? BA ne fait pas la dentelle mais s’interdira tous commentaires désobligeant envers la période écoulée et ses hommes. Cette phase gardera sur lui et ses semblables de lourdes séquelles. Lui-même est attaqué, accusé d’être proche de certains lobbyistes, il sera inquiété au lendemain du 14 janvier dans l’affaire des terrains des «Jardins de Carthage», privilège octroyé par Ben Ali en personne.
A ces accusations, il sourit: «Moi un homme de X ou Y? Faites un tour parmi les hommes d’honneur, pas des rumeurs! Le terrain de Carthage? J’ai fait une demande en règle comme tout le monde et attendu 21 ans pour l’avoir. Je l’ai payé jusqu’au dernier centime, mais vous savez, il y a trop de bobards en Tunisie. On dit même que nous touchons des salaires mirobolants, or nous empochons entre subventions et avantages autour de 750 dinars par mois avec à notre disposition une voiture et une équipe restreinte de collaborateurs…».
Car l’UGTT est exigeante. Les journées de travail s’y comptent en dizaines d’heures par jour, en nuits blanches, en plusieurs grèves de plusieurs semaines avec des affrontements, des menaces, des coups de matraques et des coups bas.
BA a eu durant sa vie associative à créer des syndicats dans les entreprises privées et à faire entendre leurs voix face à des mastodontes régionaux ou étatiques qui pouvaient représenter jusqu’à 3.000 militants et donc 3.000 voix! Comment y est-il parvenu? Par un engagement inconditionnel: «Nos dissensions internes passent après le syndicat. J’ai fait 15 ans de militantisme politique clandestin mais l’UGTT passe toujours avant».
BA est le premier à organiser le Festival de commémoration de la mort de Cheikh Imam et ravive la mémoire du 26 Janvier 1976. Deux initiatives qui se généraliseront dans le calendrier national de l’UGTT. Il invite, non sans difficultés, Leila Khaled, militante palestinienne du Front populaire de libération de la Palestine qui s’est fait connaître en devenant la première femme à détourner trois avions pour servir sa cause. BA détient aussi le record d’un sit-in qui a duré plus de 8 mois à Nassen dans une usine de confection.
Régulation et oppositions
Mais comment fonctionne de l’intérieur l’UGTT? Quelles sont ses ressources financières? Comment paye-t-elle ses factures? Quels sont les avantages qu’en tirent ses dirigeants?
L’UGTT est un «holding» qui emploie plus de 400 personnes, possède, gère et imprime le journal «Echaab», se déploie dans le tourisme avec une agence de voyage et loue à 2 millions de dinars annuel l’hôtel «Amilcar», situé à côté du palais de Carthage, au groupe Jenayeh qui en a entamé la rénovation avec un investissement de 30 millions de dinars pour une période de 35 ans. L’UGTT possède aussi les assurances «AMI Assurances», qui réalise un chiffre d’affaires annuel de quelque 90 millions de dinars.
L’UGTT, c’est aussi des tapis rouges, des accès aux hautes sphères de décision et de pouvoirs, des plateformes pour négocier, peser, tracter et faire des compromis. D’où les compromissions!
Ces rapports sont absolument des voies pour les dissensions internes et les courants qui traversent l’UGTT. Comment la formation résiste-t-elle? «C’est sa principale force. L’UGTT est la seule vraie école de démocratie en Tunisie. Chez nous, c’est le BABA dont on s’imprègne les premières années de syndicalisme. Mais pour en revenir à votre question, sachez que l’UGTT a toujours été traversée par des souffles d’opportunisme. Il y a toujours eu des forces réfractaires tirant en arrière et d’autres nettement plus progressistes qui poussaient vers l’avant. La masse du milieu tanguait en fonction des événements. Et il faudra attendre le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008 pour raviver la colère des militants et sortir du quasi mutisme dans lequel la centrale a été engloutie avec le régime Ben Ali», explique BA. L’UGTT se retrouve alors au cœur du mouvement de colère des gens du Sud avec notamment un Adnene Hajji lâché dans l’arène comme une furie malgré un blocus médiatique imposant.
Même s’il ne partait, Ben Ali était fini…
La centrale est au cœur de ce qui s’avère être le déclencheur de la révolution 14/17. A partir de cette date, la fièvre reprend et les grèves se suivent en cascades dans toutes les régions. L’UGTT ne lâche plus la pression et reprend du poil de la bête.
Nostalgique, BA est porté par sa propre émotion, lui qui en est si maître: «J’ai en souvenir les nombreuses manifestations dans les régions… Je me souviens des nuits entières où nos bureaux se reconvertissaient en asile aux manifestants et aux persécutés par les forces sécuritaires. Lorsque la colère du 17 décembre éclate, nous ne lâchons plus prise et nous avons porté et abrité tous les mouvements contestataires. Je me souviens de la manifestation de Gabès et de celle de Sfax. Ben Ali, qu’il partait ou pas, était déjà fini le 13 au soir. J’avais moi-même signé un préavis de grève générale des enseignants primaires pour le 26 janvier 2011. Une date importante que l’UGTT s’était juré de fêter comme il se doit. La suite, vous la connaissez…»
Justement, la suite s’écrit encore!
Il n’est pas accidentel qu’aujourd’hui l’UGTT veille sur le destin du pays en œuvrant au Dialogue national pour sortir le pays de la crise politique qu’elle connaît. Il est encore moins fortuit que la centrale mette sa main dans celle de l’UTICA pour y parvenir. C’est précisément grâce à des petites mains de l’ombre comme celle de Belgacem Ayari que les grands gestes pour l’Histoire se réalisent. Patrons et ouvriers sont réunis dans une force exceptionnelle. De la même voix, ils œuvrent à construire un avenir meilleur, à garantir la paix et la cohésion sociale, a respecter les libertés individuelles…