Aux hommes bien nés la valeur n’attend point la cotation des billets. Chebbi restera, dans nos mémoires comme l’étalon or de la poésie patriotique.
Le pays met en circulation une nouvelle coupure de dix dinars. Pourquoi le billet de dix fait-il peau neuve? Allez savoir. En théorie de la monnaie, la loi de Thomas Gresham* veut que la mauvaise monnaie chasse la bonne. Cette loi fait référence à l’époque où l’or et l’argent étaient simultanément en circulation. Alors, les commerçants avaient tendance à conserver l’or et à payer avec de l’argent. Cela n’a plus cours avec la monnaie papier, que d’aucuns appellent monnaie de singe* (expression qui désigne une monnaie qui n’a pas de réelle valeur).
Par ces temps de paupérisation galopante, changer de coupure c’est faire illusion d’opulence. Il faudrait écouter Brel de temps en temps chanter dans son titre “Chez ces gens là“: «Il ne faut pas jouer aux riches quand on n’a pas le sou». Le bon peuple et dont je suis du nombre, n’a plus d’argent mais au moins il se console en voyant sa couleur à l’occasion de l’injection de nouvelles coupures. Jouer à ne pas être à sec, c’est fréquent, et c’est devenu monnaie courante.
L’humiliation de Chebbi
Ce nouveau billet me cause un désagrément. Il est orné du portrait de la figure la plus illustre de la poésie tunisienne, Aboulkacem Chebbi. Déjà que Chebbi figurait sur l’ancien billet de 30 dinars qui avait cours sous ZABA. L’ancien régime cotait le poète un peu plus cher que la révolution, allez comprendre! Et trente, c’est en soi pas assez pour Chebbi.
La France, voulant honorer Blaise Pascal, avait apposé son portrait sur le billet de 500 francs un peu l’équivalent de notre billet de 50 dinars. Voilà comment on valorise les figures glorieuses du savoir et des connaissances.
On raconte d’ailleurs que dans l’esprit du gouverneur de l’époque, il était question d’imprimer un billet de 50 avec le portrait de Chebbi. Le billet de trente dinars est né d’un quiproquo. L’ancien gouverneur en question, selon les ouïes dires, s’était ouvert de la question à ZABA et lui annonçant qu’à la gloire du miracle tunisien sous sa mandature, avec les coupures de 10 puis de 20 dinars, il convenait de mettre en circulation et selon le récit, l’odieux l’aurait interrompu pour faire son EUREKA “Ah, j’ai compris, alors ce sera un billet de 30“. Le malheureux gouverneur, renfrogné dans ses petits souliers, ne pouvait lui expliquer, de peur de se faire étêter, qu’avec un billet de trente on ne peut pas boucler une liasse de 100 dinars.
Voilà comment Chebbi se trouve déprécié une première fois par le bourriquissime ZABA.
La révolution a fait pire, elle l’a complètement humilié en le rabaissant à 10 dinars. Terrible relégation. Offrez un billet de dix à des ados pour une sortie, comme argent de poche, ils en réclameront davantage. N’oubliez pas que nous vivons une époque d’inflation galopante. Plus rien n’a de valeur, c’est la banqueroute intellectuelle.
Ce qui console ici, est que Chebbi n’a jamais été un être vénal, il était totalement désintéressé des choses d’ici bas. De son vivant, il n’a jamais pu publier son diwan à compte d’auteur. Coût de l’opération: 15 francs de l’époque, c’est-à-dire «Tletha dourou», et il s’est toujours refusé à se faire sponsoriser par un éditeur. Un esprit libre ne se laisse jamais aliéner.
L’illustre poète n’est pas en mal de cotation car sa notoriété est au zénith. C’est lui qui déclamait «Je vaincrai le mal et survivrai à l’inimitié, voltigeant haut dans le ciel tel l’aigle altier». Chebbi restera toujours l’étalon or. Sa valeur ne sera jamais altérée car il n’est pas dans nos portefeuilles mais dans nos cœurs et nos mémoires.
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