La magistrature suprême a-t-elle le droit de puiser dans les archives qu’elle détient pour divulguer des informations qui se doivent d’être protégées par la loi? Est-ce d’abord son rôle? L’opération est-elle crédible? N’a-t-elle pas abouti à un flop? Les initiateurs de cette opération n’ont-ils pas desservi le pays en faisant des «révélations» sur des journalistes étrangers souvent bien placés sur la scène médiatique? Le Livre noir avait-il de droit de «révéler» des aspects de la vie privée de certains? Ou encore citer des présumés «propagandistes» aujourd’hui décédés? Autant de questions qui méritent des réponses.
L’affaire de la publication par les services de la présidence de la République d’un Livre dit noir sur le système de propagande du régime défunt de Zine El Abidine Ben Ali ne cesse de nourrir la polémique.
Si beaucoup de Tunisiens ont vite découvert le contenu du livre en s’entêtant à partager le document au travers notamment les réseaux sociaux, certains s’interrogent encore sur la raison d’être de ce livre qui ressemble à une opération de délation à grande échelle; un genre de WikiLeaks à la tunisienne.
Parmi les questions les plus posées évidement c’est: «la présidence de la République a-t-elle le droit de puiser de la sorte dans les archives de cette institution?». La gestion des archives n’est-elle pas gérée par des règles strictes qui veulent que celles-ci se doivent d’être mises à la portée de tous qu’après une certaine période. Les spécialistes nous ont, ces derniers jours, répondu que oui. La présidence de la République a-t-elle, à ce propos, pris les précautions d’usage dans ce domaine? Le discours avancé par nombre de spécialistes et de politiques témoignerait du contraire.
A commencer par celui du ministre de la Justice transitionnelle et des Droits de l’Homme qui a soutenu que l’opération ne s’est pas déroulé dans le cadre de la justice transitionnelle. Une manière de dire que l’affaire se devait d’être confiée à la justice qui est habilitée à attester notamment de l’authenticité des documents qui ont servi à écrire cette page noire de la Tunisie. A en croire la présidence de la République.
Rassembler et non diviser
Etait-il du rôle de la présidence de la République d’initier la publication de ce Livre noir? Deux réponses à cette question. D’abord, la magistrature suprême est une instance qui se doit de rassembler les citoyens. Et non pas de les diviser en bons et mauvais. On l’aura compris, les bons ce sont les personnes qui ont souffert du système de propagande de l’ancien régime. A commencer par le président de la République provisoire en personne, auquel sont consacrées près de 12 pages. Bien plus que n’importe quelle personne qui a souffert de la machine du dictateur. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Les mauvais, ce sont les quelque 500 personnes qui ont servi le régime propagandiste de Ben Ali.
Ensuite, les services de la République dispose-t-ils de la technicité nécessaire pour accomplir le travail mené? Tant au niveau de la compétence archivistique que de l’authentification des documents ou autres aspects juridiques concernant la divulgation des informations? Il est à se demander pourquoi le premier président de transition, Foued Mbazaa, qui est un homme d’Etat possédant une grande expérience du pouvoir, n’a pas décidé d’accomplir ce travail présenté par Adnème Mansar, le directeur du cabinet présidentiel, le 3 décembre 2013, sur AlWatanya 1, comme une sorte de devoir?
Quoiqu’il en soit, la présidence de la République a, selon certains observateurs, donné là un mauvais exemple. Et ce à l’heure où le pays a besoin d’ancrer des valeurs.
Recensement ou photographie partielle
La réponse à cette question nous pousse à nous interroger sur la crédibilité des informations contenues dans le Livre noir. Les services de la présidence ont-ils consulté tous les documents? Ont-ils opéré un sondage ou un recoupement? Les questions méritent d’être posées et se doivent d’être posées?
Y a-t-il eu un recensement ou plutôt une photographie partielle? La question a été indirectement posée par le journaliste qui a interrogé, le 3 décembre 2013, Adnène Mansar. Et le directeur de cabinet a reconnu, toujours indirectement, que la liste des présumés «propagandistes» n’est pas complète. Puisqu’un second tome du Livre noir devra être publié.
La parution d’un second tome qui ajouterait aux 500 noms déjà connus bien d’autres ne pourrait-elle pas décrédibiliser davantage l’opération? En effet, lorsque l’on présente autant de présumés «propagandistes», on noie le poisson. L’opération aurait été plus crédible si on avait pointé du doigt une dizaine, voire une vingtaine de personnes. Mais à partir du moment on a affaire à un bataillon…
De plus, l’opération aurait été plus efficace si elle avait été initiée quelques mois après la révolution du 17 décembre 2010. En février ou mars 2011, par exemple. Mais venir parler de présumés «propagandistes» plus de deux ans après la révolution !
Autre source de décrédibilisation de l’opération: la futilité de certaines «révélations». Ainsi en est-il de ce patron de presse qui aurait adressé une lettre de remerciement à l’ancien chef de l’Etat Ben Ali pour la confiance placée en lui. Ou d’un autre qui aurait participé à des réunions préparatoires de la campagne électorale du président déchu en 2009.
Plus grave toutefois, cette «révélation» relative à un autre patron de presse qui a pratiqué l’«adultère» et qui aurait «falsifié» des documents destinés au fisc. N’est-on pas allé bien loin en la matière?
Dernier aspect qui pourrait lui aussi faire l’objet d’une question. Les initiateurs du projet -si l’on peut parler, ici, de projet- ont-ils bien agi en présentant une liste de présumés «propagandistes» étrangers dont certains sont et d’une grande notoriété régionale et mondiale et occupent encore des positions sur la scène médiatique? Il est certain que ces derniers auront une certaine propension à agir. Et pourront faire mal non pas seulement à la présidence de la République tunisienne, mais à toute la Tunisie. A un moment où la Tunisie a besoin de soutien.
Il en est également des présumés «propagandistes», aujourd’hui décédés. Notre religion nous dit qu’il faut toujours honorer les morts.