Vous avez organisé une conférence de presse la semaine dernière à l’occasion de la Journée internationale de la lutte contre la corruption. Comment se présente le phénomène de la corruption en Tunisie trois ans après la révolution ?
Kamel Ayadi : Si l’on s’en tient aux classements de la Tunisie dans les rapports internationaux, on conclut tout de go que le niveau de la corruption a augmenté. Il y a au moins quatre rapports internationaux, parus en 2013 -dont l’indépendance n’est pas à mettre en doute- qui ont brossé un tableau qui n’est pas reluisant de la corruption en Tunisie.
Le dernier en date est celui de Transparency International sur la perception de la transparence et de la corruption qui classe notre pays au 77ème rang mondial, enregistrant un recul de 18 points par rapport à 2010, année charnière, et deux points par rapport à l’année précédente.
Le rapport sur la transparence budgétaire de l’International Budget Partnership a également classé notre pays au 85ème rang sur 100 pays.
Cependant, il y a lieu de relativiser les résultats de ces rapports et de ne pas en faire une lecture hâtive, ni dans un sens ni dans l’autre. Les rapports qui s’intéressent à la mesure du niveau de la corruption le font sur la base de la perception et non pas à travers des données empiriques. C’est l’unique moyen, car la corruption est un phénomène sournois difficile à appréhender et encore moins à mesurer.
La perception finit par restituer la réalité, surtout avec le recul de temps, mais peut avoir aussi un côté trompeur et subjectif. L’intérêt de ces rapports réside dans le fait qu’ils véhiculent l’image de la Tunisie auprès des partenaires étrangers. C’est le miroir à travers lequel notre pays est observé et évalué, notamment par les investisseurs.
En revanche, nous autres Tunisiens n’avons pas besoin de ce miroir car nous voyons la réalité qui est en face de nous. Nous pouvons faire notre propre lecture et évaluer le niveau de la corruption sur la base d’indices et d’observations individuels et collectifs. C’est pour cette raison que notre appréciation, tout en s’inspirant des résultats de ces rapports, doit être fondée sur notre observation basée sur des éléments factuels, et de notre jugement des attitudes des responsables, du niveau de l’éthique de la société et de l’intégrité individuelle.
Est-ce que le phénomène de la corruption peut-il être dû au manque de démocratie ou à la pauvreté dans un pays ?
Le manque de démocratie favorise sans doute ce phénomène. En revanche, la présence de démocratie ne constitue pas non plus une garantie pour l’éradication de la corruption, si celle-ci n’est pas assortie des politiques appropriées. Il suffit d’observer le classement des pays de l’Europe dans l’Index de la Perception de la Transparence et de la Corruption et les écarts entre pays.
Le classement de l’Italie, qui est une démocratie qui n’a rien à envier aux pays scandinaves ou aux pays de l’Europe centrale, est plus proche des pays en développement. Il y a un facteur qui rentre en jeu également, et de manière forte même. Il s’agit du niveau d’éthique de la société et l’intégrité individuelle. Les pays scandinaves, qui appliquent presque les mêmes règlementations et les bonnes pratiques en vigueur dans toute l’Europe en matière de prévention de la corruption, figurent en tête de classement avec une avance par rapport aux autres pays européens. L’écart s’explique par le niveau élevé d’éthique et d’intégrité dans ces pays.
Naturellement la pauvreté augmente la corruption. Les besoins financiers figurent parmi les facteurs qui poussent les individus aux comportements non éthiques. Les salaires bas aussi et le sentiment d’injustice y poussent les employés publics, mais ne justifient pas ce genre de dérives dans les comportements.
La pauvreté est également une conséquence de la corruption. Selon les estimations de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies, la corruption coûte au continent africain 20% de son PIB. C’est un cercle vicieux.
Pour sortir de la pauvreté, il faut, entre autres, réduire la corruption, et pour réduire ce phénomène, il faut améliorer les conditions matérielles des gens. Cependant, et contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, le besoin financier ne figure pas en tête des facteurs de corruption. Selon des études sérieuses, ce facteur existe au 6ème rang des causes de corruption en entreprise. Le premier facteur est celui des comportements des dirigeants.
Quelle est l’ampleur du phénomène en Tunisie aujourd’hui (sachant que certains membres du gouvernement n’hésitent pas à dire que la corruption s’est amplifiée en changeant de forme)?
C’est une vérité de La Palice que de dire que la corruption a augmenté en Tunisie. Sauf qu’il faut préciser que c’est notre perception de la corruption qui a augmenté, puisqu’il est presque impossible de fournir des chiffres exacts sur le volume réel de la corruption. La perception partagée d’un phénomène peut être faussée par les manœuvres de diversion et les pratiques d’instrumentalisation de la thématique de la corruption.
Dans un environnement caractérisé par une forte compétition politique, une liberté d’expression avec une grande vitesse de circulation de l’information, l’opinion publique est souvent en proie à la manipulation et à l’agitation. La perception collective se nourrit aussi de l’intox amplifiée et de l’information tendancieuse.
Je pense que les foyers de la corruption ont augmenté par rapport à la situation avant la révolution. Il y a sans aucun doute plus de niches, plus de tentation à la corruption, moins de contrôle, plus de laxisme et, par conséquent, plus de cas de corruption. Ceci était attendu. La corruption a tendance à augmenter dans les pays qui se trouvent en situation de post-révolution ou post-conflit. Il y a ce qu’on appelle la course vers les nouvelles situations de rente. Dans une dictature, les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’une minorité.
L’éclatement des pouvoirs oligarchiques favorisent l’émergence de nouvelles constellations d’influences qui vont chercher à se positionner, à reproduire les mêmes pratiques et tirer profit de leur position.
Les gens ont parfois tendance à dénoncer la corruption, non pas par principe ou parce que ce fléau est dangereux pour le pays, mais tout simplement parce que la corruption profite aux autres. Cette expression de frustration, une fois exaucée, pourrait se transformer en une forme de cupidité sans limite.
Y a-t-il des secteurs plus touchés que d’autres par le phénomène de corruption? Si oui, lesquels ?
Selon le dernier rapport de Transparency International, le Baromètre de la corruption considère que le secteur de la sécurité serait le plus corrompu avec 69% des répondants, suivi par les partis politiques avec 66%; ensuite la Justice (56%), puis les médias (53%), les responsables officiels et employés publics (49%), Parlement (40%).
Le secteur le moins corrompu, toujours d’après la même enquête, serait celui du militaire. Ces pourcentages reflètent les avis des Tunisiens et leur perception. Bien sûr qu’il faut toujours prendre ces résultats avec précaution, car il s’agit toujours d’enquêtes de perception.
Est-il possible de la combattre, si oui, la Tunisie en est-elle outillée pour le faire?
Il est impossible d’éradiquer totalement la corruption. Ce phénomène continuera à exister en Tunisie comme il continue à exister même dans les pays les plus propres et qui occupent le peloton de tête dans les classements internationaux. Les politiques déployées en la matière visent à réduire ce fléau au maximum. La Tunisie pourrait réduire de manière considérable la corruption et la confiner dans des limites semblables aux pays européens. Le tout est une question de volonté politique, d’abord, ensuite une adhésion de la société aux politiques publiques. C’est l’essentiel, le reste n’est que littérature; les mécanismes, les lois et les moyens sont relativement simples.
Or, pour qu’il y ait adhésion de la part de la société et de la part des acteurs socio-politico-économiques, il faut que la confiance dans les politiques publiques règne. Ceci fait cruellement défaut, malheureusement à l’heure actuelle. Il serait vain d’engager des réformes en tant de crise de confiance. Les acteurs ne vont pas y croire, même s’il y a une volonté réelle et une sincérité derrière ces réformes.
L’appropriation des réformes est essentielle pour le succès de ces réformes.
Quelles solutions préconisez-vous pour le cas de la Tunisie ?
Pour ce qui est de notre pays, des réformes sont nécessaires pour venir à bout de ce phénomène. Il faut d’abord rétablir la confiance pour créer l’engagement et l’adhésion des acteurs.
Il y a deux piliers fondamentaux pour une bonne politique de lutte contre la corruption. Le premier passe par la promulgation de nouvelles lois, de nouvelles mesures et de nouvelles règles pour réduire le risque de corruption. Le second concerne la promotion de l’intégrité individuelle et l’éthique des affaires et en société. Le droit qui, du reste, est indispensable pour l’institution des bonnes règles, ne suffit pas pour minimiser à son niveau le plus bas la corruption. Il faut aussi travailler en direction du renforcement de l’intégrité et l’éthique individuelle par l’éducation et la formation. L’éthique est, de nos jours, sur le plan international, une compétence qu’on enseigne aux professionnels. D’ailleurs, les entreprises qui adoptent des programmes de conformité pour la prévention de la corruption commencent d’abord par la mise en œuvre d’un certain nombre de règles et de procédures, ensuite procèdent progressivement par l’allègement du contrôle afin de substituer la culture du respect des principes éthiques et des valeurs à celle des règles.
Dans notre pays, on a tendance à sacraliser la règle juridique et à apprécier les cas de corruption en termes d’écarts par rapport à la loi et non pas par rapport à une norme éthique et de déontologie professionnelle. Le champ de l’éthique est plus vaste que celui du droit et offre, par conséquent, un référentiel pour l’orientation des comportements des individus. On peut être corrompu tout en étant conforme à la loi. Ce n’est pas le cas quand il s’agit d’éthique. Toute corruption est une transgression de la norme éthique..