Il est certain que le tissu entrepreneurial tunisien composé, dans sa majorité, de très petites et de moyennes entreprises, et coiffé par quelques de deux mille groupes et grandes entreprises de taille relativement critique, souffre aujourd’hui de l’unique absorption de ses dirigeants et de ses cadres par la gestion des affaires courantes de leurs projets, et ce pour multiples raisons.
Rares sont les efforts menés par les managers pour cerner, au sens large du terme, les contours de l’environnement macroéconomique dans le cadre où ils opèrent et dont l’appréhension de ses indicateurs et des mutations de plus en profondes qu’il connaît engendrent des défis immenses pour la survie de l’entreprise et son adaptation aux changements et aux chocs subis de tout genre.
Les premières réflexions quant à l’importance pour un dirigeant d’être en veille par rapport à la question de la politique macroéconomique, des inducteurs du climat des affaires, de la compétitivité, de la question sociale et surtout de la conception, de l’évolution des paramètres financiers et globaux de l’économie firent leur apparition à la fin des années quarante du siècle dernier suite à la compréhension des Anglo-saxons, qui ont vécu le déluge de la Deuxième Guerre mondiale, de l’importance de gérer une information pertinente et pointue pour l’exploiter selon des procédés et des normes dans la maîtrise du contexte où ils agissent.
Dès le début des années soixante, des chercheurs de différents horizons développèrent les concepts de base relatifs aux techniques de veille économique, à extension large, mais leurs travaux étaient limités à certains secteurs critiques. Néanmoins et avec le développement des réseaux, à spectre étendu, de transmission de l’information, le domaine connut un développement fulgurant.
La Tunisie : état des lieux
Plusieurs enquêtes ont été menées dans notre pays à l’initiative de plusieurs organismes locaux, à l’instar du Centre tunisien de veille et d’intelligence économique relevant de l’Institut arabe des chefs d’entreprise, qui constituent des think tanks indépendants et engagés.
Leurs objectifs consistent en la promotion de l’entreprise et l’amélioration de son environnement d’activité, et ce en formulant des recommandations et des propositions de réformes avec le concours des dirigeants, d’universitaires et d’autres acteurs de la société civile pour montrer que la non-maîtrise par les managers des paramètres globaux de l’environnement macroéconomique, financier et des affaires les prive de vision stratégique, affaiblit leurs positions concurrentielles et provoque la réduction des durées de vie de leurs projets.
Et pour cause, les investigations élaborées dans la même ligne de recherche des organismes susmentionnés sont venues corroborer les résultats des enquêtes accomplies au niveau d’un rapport conjoint de la Banque mondiale et du ministère de l’Emploi en 2009 et qui s’est basé sur d’importants sondages, exclusivement auprès de petites et moyennes entreprises.
Ces entités sont définies comme étant celles opérant dans les secteurs libres à la constitution au sens du décret n°2005-2397 promulgué le 31 août 2006 et répondant à deux critères principaux d’existence, à savoir un montant des actifs nets immobilisés ne dépassant pas quatre millions de dinars et un effectif total maximum de 300 employés.
La problématique du rapport était l’évaluation du degré de perception des chefs d’entreprise des paramètres et des indicateurs clés de l’environnement interne et externe de leurs projets.
Selon ce rapport, sur les 23.000 chefs d’entreprise interrogés au cours de la période s’étalant entre 2006 et 2009, un peu plus de 14.000 sont en activité au moment de l’enquête, représentant 62% de la totalité de l’échantillon considéré comme assez représentatif. Le taux de survie varie avec la nature des projets et les exigences de l’environnement dans sa dimension interne et externe. Il est, remarquablement, plus élevé au cours des deux premières années d’existence de l’entreprise.
L’implication du chef de l’entité et sa connaissance de son secteur d’activité et des filières en interaction sont des facteurs déterminants de la prospérité de son entreprise et de la création des postes d’emploi. Les caractéristiques du créateur, sa qualification et sa représentation prospective, même si elles sont moins essentielles sont aussi importantes et influent sur la pérennité de l’exploitation. La vision globale améliore les chances de réussite.
La qualification du dirigeant et son niveau de maîtrise du milieu où il s’active sont des gages de réussite: la durée de vie moyenne augmenterait, à ce titre, de 33,7%. L’analyse économétrique montre que le niveau d’instruction n’est pas un facteur signifiant, ceci peut s’expliquer par le choix pertinent de la filière d’activité et du moment du lancement de l’affaire.
La majorité des enquêtés, soit 85% du total, a déclaré avoir eu des difficultés depuis la création ou l’extension. Plus de 50% des effectifs interrogés encore en activité avaient évoqué, parmi les difficultés, la concurrence aiguë, le manque d’aptitude de saisir les tendances conjoncturelles ainsi que leurs choix inappropriés des montages financiers au niveau de la phase d’amorçage du projet.
Parmi les 14.000 entreprises en activité, la difficulté la plus mentionnée était celle relative à la sous-estimation des montants des fonds de roulement par rapport aux normes sectorielles. Plus de 6.200 chefs d’établissement, essentiellement interrogés dans des contextes d’entreprises en création (86%), avaient mis en avant cette question. Près de la moitié des dirigeants actifs avaient invoqué l’exiguïté du marché comme principale entrave.
Pour les entreprises en souffrance, les difficultés liées à l’ignorance des rôles précis des instances de soutien et les conditions complexes posées par les bailleurs de fonds et les financeurs similaires sont les plus citées, elles sont rappelées par 70% des enquêtés.
Le manque de clients illustrant une mauvaise position concurrentielle, suite à des études de marché stéréotypées semble être parmi l’une des raisons explicatives de fermeture. Près de 4.800 propriétaires d’entités éteintes, soit 55% du total, avaient cité en premier lieu cette difficulté.
Le manque de clients est lié à une connaissance limitée de la conjoncture, ainsi qu’à la forte concurrence induite par l’existence d’unités répétitives dans un même site géographique.
D’autres types de difficultés sont mentionnés et se placent par rapport à l’insuffisance des équipements en raison d’un manque flagrant de technicité de la part du chef d’entreprise, ce qui révèle des besoins pour des formations notamment en management et particulièrement au niveau des chaînes de logistique ainsi que sur le plan d’élaboration d’études techniques relatant les caractéristiques marquant l’environnement opératoire et qui doivent être d’un haut niveau de pertinence.
Exigence d’une nouvelle culture entrepreneuriale
Qu’elles soient politiques, économiques ou sociales, diverses transformations préoccupantes s’opèrent au sein de notre société, notamment après les événements du 14 janvier 2011 et l’instabilité politique qui sévit depuis plus de deux ans, rendant difficile l’environnement des affaires pour les différents acteurs: structures et organismes d’appui, bailleurs de fonds et entreprises, toutes tailles et tous secteurs d’activité confondus, dominé par les aléas voire par la débâcle et des turbulences pesantes auxquelles sont exposées surtout les micros et les moyennes structures.
Les indices sectoriels de confiance dans le climat des affaires, selon les données du Centre tunisien de veille et d’intelligence économique, sont en baisse persistante. Ainsi, au terme du troisième trimestre 2013, ceux-ci se sont dégradés au niveau des filières clés de l’économie, pour se situer, respectivement, à -9,6% pour la secteur du commerce, -10,2% pour les services, -8,8% pour les activités industriels et à -6,9% pour la branche du bâtiment.
Face à ces conditions, les chefs d’entreprise tunisiens doivent reconnaître les mouvements de l’environnement dans ses détails les plus fins, spécialement au niveau monétaire, financier, fiscal et social, et ce à travers des efforts qu’ils sont appelés à déployer davantage pour être en veille continue, précisément quant aux politiques de gestion des taux d’intérêt, de la liquidité centrale, des soi-disant projets de réformes financières et bancaires, des risques de change guettant le pays ainsi que des vagues attendues et se rapportant aux bouleversements sociaux et régionaux.
La carte des risques
La situation actuelle nécessite beaucoup de vigilance et de solidarité au niveau des corporations des métiers pour diffuser de l’information dont les piliers se basent sur le diagnostic des risques menaçant le tissu des entreprises tunisiennes afin d’anticiper des scénarios qui peuvent laminer, de façon avérée, leurs marges du fait de l’accroissement des charges opératoires boosté par une inflation galopante contre une dégradation des produits d’exploitation et de la montée des impayés, diminuer leurs fonds propres et réduire, en conséquence, leurs capacités compétitives surtout sur les marchés extérieurs de plus en plus inaccessibles aux investisseurs locaux.
Evolution des contributions sectorielles à la croissance annuelle du PIB
2001-2012
Ces faits pourraient être aggravés par des soubresauts houleux sur le plan de la question économique et managérariale dans son extension sociale, et ce dans un pays déchiré et où les priorités de la promotion des entreprises ont été, sciemment, reléguées au dernier rang.
Les chefs d’entreprise ainsi que leurs associations professionnelles supportent une part de responsabilité. En fait, il est inadmissible, de nos jours, qu’on ne dispose pas d’une connaissance approfondie de l’orientation des projets en conjuguant leurs forces, leurs faiblesses, les menaces qui planent sur eux ainsi que les opportunités qui pourraient dynamiser les affaires sans identifier des éléments de synergie par rapport aux autres secteurs et filières en interférence.
Le constat général qu’on peut faire est qu’une bonne majorité de promoteurs n’a pas des évaluations précises des effets de la politique macroéconomique sur les différents créneaux où ils exercent, rares sont les dirigeants qui peuvent estimer l’impact des taux effectifs globaux arrêtés par les autorités financières et monétaires déterminant les conditions bancaires, à titre indicatif, et qui sont pratiquées par les établissements de crédit souvent dans des contextes opaques et dont l’impact est direct sur les équilibres de leurs trésoreries et de leur rentabilité.
Il en est de même pour la méconnaissance quasi-généralisée de la part des dirigeants du régime de change national et des moyens d’évitement et de couverture des risques inhérents leur permettant, aussi bien en tant qu’importateurs ou exportateurs, de gérer leurs affaires avec leurs partenaires internationaux et les banques de correspondance.
Dans la même tendance, le suivi des trends du marché du capital, que ce soit au niveau local ou international, et les possibilités qui pourraient s’offrir à travers des montages financiers permettant de nouer des partenariats qui donneraient lieu à des injections de fonds et à des changements structurels en termes capitalistiques en faisant appel à des investisseurs de référence, et ce à travers des prospections dynamiques privent nos entreprises de larges possibilités de renflouement de leurs ressources financières dont le coût est sans cesse en accroissement, ce qui les hypothèque dans la spirale infernale du levier d’endettement.
Le taux moyen d’endettement de l’entreprise tunisienne, en considérant l’ensemble des engagements de toutes catégories et leurs valeurs au risque auprès du système des banques cotées à la place de Tunis étaient successivement, à fin 2010, selon une étude menée par les opérateurs MENA, de l’ordre de 67,2% et 19,7%. Peu de promoteurs envisagent, par ignorance des alternatives gageant, de ce fait, leurs choix stratégiques dans un contexte de rationnement de crédit préoccupant suite à la pénurie de liquidité que vit le système monétaire s’élevant à 4.392 millions de dinars jusqu’au 29 octobre 2013 selon un communiqué du Conseil d’Administration de La Banque centrale de Tunisie.
Il est judicieux que les chefs d’entreprise en Tunisie se rendent compte de l’importance de mener des actions coordonnées en recherche, traitement et exploitation de l’information environnementale macroéconomique qui leur est utile pour la surveillance du climat des affaires, en termes de degré de sa certitude et de sa stabilité ainsi que les caractéristiques des mutations qu’il subit d’un point de vue fiscal et réglementaire.
La finalité est de préserver le patrimoine de l’entreprise, de prendre des décisions adéquates et d’élaborer, de façon cohérente, la stratégie et les tactiques nécessaires à l’atteinte des objectifs pour sauvegarder sa position autour d’un cycle ordonné, ininterrompu et générateur d’une vision globale de l’entreprise.
———————