«Y a Nadhir Y a Ben Ammou, el Adl Itfarrit ech yilimmou», cette chanson satirique n’a jamais eu autant de sens qu’en ces jours où un ministre de la Justice, universitaire de surcroît, se complait dans le rôle du spectateur averti par rapport aux atteintes au système judiciaire. Loin de donner l’exemple en matière de suprématie de la loi, du respect de l’éthique et des bonnes pratiques, il œuvre à affirmer la mainmise de l’exécutif sur le judiciaire.
Pour les observateurs avertis, il n’y aurait jamais eu autant de laisser-aller dans le secteur judiciaire que lors de son passage. A tel point que nombreux sont ceux qui se sont demandés si ce n’était pas Noureddine Bhiri qui tire les ficelles de La Kasbah où, brillant tacticien qu’il est, il règnerait en maître aussi bien sur la justice que sur la gestion des affaires politiques…
Nadhir Ben Ammou, lui, se hâterait-il d’assurer l’avenir de ses proches collaborateurs? D’apaiser une atmosphère devenue par trop tendue au ministère de la Justice, ou encore de baliser le terrain avant l’arrivée du futur ministre de la Justice? Que penser, lorsque, à la veille de son départ, il procède à la nomination d’un nouveau chef de cabinet, proche collaborateur. Mourad Skander vient donc d’être désigné chef de cabinet en remplacement de Hédi Guedri.
Ali Larayedh, l’actuel chef du gouvernement, aurait même trouvé le temps en pleine tourmente du Dialogue national et du débat sur le budget de l’Etat, d’approuver par décret la décision du ministre de la Justice comme s’il s’agissait d’une raison d’Etat…
Sous d’autres cieux, un autre ministre aurait nommé à la tête de la Banque de l’Habitat non seulement l’un de ses proches mais également de l’associé ancien député d’une certaine Jalila Trabelsi. Mais passons, dans ce gouvernement, c’est «Hlel alina, haram alikom»…
Bonne gouvernance, dites-vous?
Ce qui importe pour l’instant, c’est de réussir la gageure d’édifier l’Etat de droit: «Si vous voulez sauver la Tunisie et réussir le passage non pas vers la démocratie mais vers le développement socioéconomique et une meilleure gouvernance, c’est par l’instauration de l’Etat de droit. Tout passe par cela». C’est feu Jacques Attali qui répondait, il y a près de deux ans, aux interrogations de journalistes perplexes quant à l’évolution des choses en Tunisie.
Il ne croyait pas si bien dire. En fait, s’il y a une institution qui est plus que jamais menacée aujourd’hui, c’est bien celle de la Justice, celle qui a la charge de veiller sur l’établissement de l’Etat de droit.
Alors que le ministère de l’Intérieur résiste aux pressions tant bien que mal grâce à la véhémence de ses syndicats et à un ministre qui inspire confiance, celui de la Justice ressemble à un bateau ivre dans lequel décisions de nominations des magistrats, de reconduction ou d’instructions seraient de l’ordre de l’arbitraire.
Ainsi, alors que le Tribunal administratif a rendu des sentences rejetant les ordonnances de reconduction ou de mouvement de nombre de magistrats triés sur le volet par Nadhir Ben Ammou, ce dernier l’a contourné en appelant le premier président de la Cour de Cassation, l’inspecteur général du ministère de la Justice et autres décideurs à ne pas appliquer le jugement visant à sursoir aux décisions qu’il aurait prises (Voir correspondance scannée).
Les magistrats qui ont gagné les requêtes déposées auprès du Tribunal administratifs seraient «accusés» d’abandon de postes s’ils ne se soumettaient pas à la volonté du ministre… C’est dire à quel point l’appareil judiciaire est aujourd’hui incapable d’équité même s’agissant de ses propres «protégés».
La suprématie de la loi perd du coup de valeur et de vigueur car n’étant pas appliquée par ceux supposés l’encenser et la mettre au dessus de toutes considérations subjectives ou «intéressées».
Même l’Instance provisoire de la justice judiciaire, dont la composition n’a pas convaincu à ce jour le Syndicat des magistrats, serait impuissante à imposer les conditions permettant l’indépendance des juges, la séparation du parquet du pouvoir exécutif et la réforme du système judiciaire.
«Le harcèlement des juges est aujourd’hui monnaie courante, tout comme le non respect de la loi y compris des décisions du Tribunat administratif», témoigne un membre du Syndicat des magistrats.
En l’absence d’une volonté politique réelle pour l’implantation d’une justice indépendante, la dépolitisation du pouvoir judiciaire, et de celle de la Constituante pour la promulgation de lois plaçant l’appareil judiciaire en dehors de toutes polémiques et surtout de toute influence d’ordre politique ou autre, il n’y aura aucune avancée réelle en Tunisie aussi bien sur le plan politique que celui socioéconomique.
Les tentatives permanentes de faire mainmise sur les magistrats à travers le mécanisme de révocation ou l’intervention directe du ministre dans leurs plans de carrière ne permettra ni l’instauration d’une justice indépendante ni même en ces jours difficiles de lutter efficacement contre le phénomène terroriste. Pire, elles ajouteront encore à l’insécurité des opérateurs économiques -domestiques ou étrangers- qui ne pourraient prendre le risque d’investir dans un pays où ils ne sont pas sûrs qu’on leur rende justice, si besoin était.
Il n’y aura ni transparence, ni gouvernance, ni égalité, ni équité et ni développement tant que le pouvoir judiciaire restera l’otage de l’exécutif. L’appareil judiciaire doit pouvoir bénéficier de son propre dispositif pour faire régner l’ordre, la stabilité et la justice et inculquer aux Tunisiens un principe sacrosaint: celui de la suprématie de la loi.
«La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique», disait Blaise Pascal.
L’une des premières missions de Mehdi Jomaâ, nouveau Premier ministre, serait peut-être, outre le dossier sécuritaire, de redonner à la justice la place qu’elle mérite dans un régime où elle est devenue une roue de charrette presque inerte…