Comment sauver un pays en crise lorsque l’Etat y a perdu toute autorité et le travail toute valeur? Cela fait 3 ans que nous voyons la Tunisie, son économie, son Etat s’effondrer aussi facilement comme si elle était bâtie sur un château de sable. Un effondrement qui exprime les limites d’un système de développement, une faillite d’idées, une absence avérée d’imagination et surtout une destruction des valeurs. Toutes y sont passées et forcément celle du travail.
Du temps de Bourguiba, quand vous vous présentiez à de nouvelles personnes, vous brandissiez fièrement votre diplôme universitaire. Du temps de Ben Ali, ce sont les vêtements griffés, les grosses voitures ou encore les comptes bancaires qui faisaient de vous une «personne respectable» si ce n’est tout simplement une personne.
Le mérite et la compétence ont été rapidement supplantés par la courtisanerie, la flatterie et l’opportunisme.
S’il n’y avait eu la résistance de patriotes issus de l’ère postindépendance pour tenir le pays, les gouvernants d’aujourd’hui n’auraient pu détruire ce qu’il en restait. L’acharnement dont, chaque jour, ils font preuve pour écarter les compétences encore en lice, les remplaçant par des partisans et des alliés, offre la meilleure preuve de leur manque de patriotisme et de leur mépris des vertus du mérite et des qualifications dans le travail.
Pourtant, à l’école, lorsqu’elle l’était réellement, parmi les valeurs les plus importantes que l’on nous apprenait au travers de notre religion, l’islam, figuraient celles du travail et du savoir.
Le travail, y voyez-vous trace dans une Constitution où le parti majoritaire d’inspiration islamiste «Nahdha» est le principal artisan? Non! Par contre, les constituants issus de partis sans vision et sans projet d’Etat se sont empressés de voter la loi sur les indemnisations. Loin d’eux l’idée de voter une loi sur la valeur du travail ou l’importance du labeur.
Quand on est insatisfaits, on déclenche une grève: un «des acquis» de la Révolution
En Tunisie, la grogne sociale s’exprime très souvent par des grèves, rarement par la violence. On violente l’économie, on démystifie le rôle du travail dans l’évolution et le progrès de notre pays.
Il y a deux mois, le ministère des Affaires sociale, indiquait une augmentation de l’ordre de 71% des grèves observées au mois d’octobre en comparaison avec le mois de septembre 2013. La grève exprime le constat d’un échec, celui des négociations, celui de l’absence de compromis entre ceux qui défendent les revendications justifiées ou injustifiées des travailleurs ou encore l’absence de répondant chez leurs employeurs, qu’il s’agisse d’acteurs privés ou publics.
C’est le travail de l’homme qui donne de la valeur à la terre, dit-on. C’est d’autant plus vrai dans un pays qui n’a d’autres ressources que sa richesse humaine. Le droit à la grève est donc constitutionnalisé mais pas celui du travail et de la libre initiative.
Pourtant, indique Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste sur le site Mag-philo, «Dans le travail, on ne se contente pas de produire des biens et de transformer la nature, on se transforme toujours soi-même». Autant, dans les pays développés, le travail est une manière de se réaliser soi-même, de se sentir utile pour et dans la société, de participer aux avancées et au développement de sa patrie, autant dans nos pays il est démystifié. Ironie du sort, c’est pourtant à cause du travail ou de sa pénurie que nous avons eu à vivre nombre d’émeutes et de soulèvements.
Les premiers vécus par la Tunisie datent de 2008, soit la révolte du bassin minier qui a touché le gouvernorat de Gafsa et secoué les villes de Redeyef, d’Oum Larayes, de Métlaoui et de Mdhilla. Ils exprimaient la colère d’une population frustrée de ne pas voir les enfants de la région profiter de ses richesses et privés d’emplois. Ils ont duré près de six mois.
Deux ans plus tard, l’augmentation du nombre de chômeurs et surtout celui des diplômés a été l’un des vecteurs les plus importants à l’origine du soulèvement du 14 janvier que l’on s’est plu à appeler “révolution“.
Pour satisfaire aux «sommations» d’une jeunesse en colère, le gouvernement Béji Caïd Essebsi qui a succédé, en février 2011, à celui de Mohamed El Ghannouchi, s’est empressé de créer un Fonds, “Amal“ qui accordait aux chômeurs une prime de 200 dinars tunisiens. Banco! Ceux qui n’ont jamais travaillé ont arrêté de chercher du travail et ceux qui s’y sentaient contraints ont très vite fait de s’inscrire sur les listes des bénéficiaires.
Le programme «Amal» a peut-être calmé l’exaspération de jeunes insatisfaits de n’avoir pas trouvé l’emploi de leurs rêves mais il ne leur a pas appris les valeurs du mérite et du travail.
Ensuite, nous avons vu des contractuels titularisés sans études préalables et sans programmes d’action. Il suffisait tout juste de la grâce de la «révolution» et des vociférations d’activistes politiques et de syndicalistes irresponsables pour y parvenir.
Tout de suite après, les contractuels titularisés ont exigé plus et se sont lancés dans des grèves sauvages. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, n’est-ce pas? Il y eut des attaques gratuites d’entreprises, des barrages de passage aux employés et des destructions de biens publics et privés. Pour justifier ces actes irresponsables, le seul argument a toujours été “le droit au travail“.
Le travail est perçu dans des pays comme le nôtre comme un droit et non comme un mérite ou encore comme une valeur sûre. On floue les jeunes chômeurs en leur faisant croire que l’Etat est dans l’obligation de les pourvoir en emplois alors que le rôle de l’Etat est de les former pour répondre aux besoins du marché du travail.
Résultat: c’est une suite d’erreurs que nous vivons, inconscients que des centaines de cursus scolaires ne les préparent pas à affronter le monde du travail; pire encore, ils sont dans l’autosatisfaction et la logique du droit au travail. «J’ai mon diplôme, je veux un travail», c’est la phrase qu’on entend à longueur de mois et d’années.
Nos jeunes ne font pas, pour la plupart, preuve d’humilité, d’une volonté d’apprendre, de se recycler ou encore de se réadapter aux exigences du marché. On leur a fait croire que puisqu’ils étaient les artisans de la pseudo-révolution, leurs exigences devaient être satisfaites illico presto.
A ces jeunes on a promis des mirages, au lieu de les responsabiliser, de les pousser à être les acteurs de leurs destinés et non les victimes passives d’un système en faillite. Cette logique n’a rien produit. A ces jeunes, on n’a rien donné depuis trois ans et on n’a rien programmé. Quoi de plus naturel, lorsque les seuls projets de société du parti majoritaire se limitent au sien, c’est-à-dire l’usage de la religion comme prétexte pour réaliser ses propres ambitions, avoir pouvoir et argent. Ceux des autres sont moins ambitieux, ils se limitent à mieux se positionner sur la scène politique et décisionnelle du pays en attendant les élections.
Y a-t-il une alternative sérieuse et réalisable pour le pays et ses jeunes? Nada, nient, rien, nothing. Ils ne peuvent même pas leur donner du rêve. En Tunisie, il n’y pas de Martin Luther King, de Gandhi ou de Nelson Mandela. En Tunisie, il n’y a que des vendeurs de sable ou de paroles…
Les jeunes ont besoin de travailler, peut-être ont-ils également besoin d’une autre révolution: celle défendant la valeur du travail, de la compétence et du mérite. Parce qu’ils le valent, parce que le travail leur permet de se découvrir, de se réaliser et de préserver leur dignité. Le travail n’est pas seulement un “DROIT“ pour “gagner son pain“, travailler est un acte de civisme pour sa cité, une manière de faire sentir à ces jeunes qu’ils sont utiles à la société et que leur pays a besoin d’eux pour avancer.
Mais y a-t-il à la Constituante des mandatés qui croient eux-mêmes en l’importance de la valeur du travail pour en faire un article dans une Constitution qui devrait servir de loi suprême pour les futures générations?