Les experts sont unanimes à souligner que des mesures urgentes doivent être prises par le prochain gouvernement tunisien pour parachever le processus transitionnel, afin de sortir de la crise politique et restaurer la sécurité, en tant que préalables à toute œuvre de croissance et de développement. Ce dernier pourra, ensuite, s’attaquer aux réformes structurelles et aux problèmes ponctuels de l’économie tunisienne.
L’Agence TAP a recueilli l’avis de trois universitaires et économistes, en l’occurrence Mohamed Ali Marouani, Mohamed Mabrouk et Moez Labidi, sur les moyens de sortir l’économie nationale de la crise actuelle. Ces experts ont surtout préconisé la révision de la Loi de finances 2014, par la promulgation d’une loi de finances complémentaire, pour revoir, notamment, les mesures fiscales, la suspension de l’importation des produits de luxe, la mobilisation de grands investissements pour le financement de projets publics ou l’incitation au développement régional et la prise de mesures drastiques pour lutter contre le secteur informel qui ronge notre économie.
Ils ont tous appelé au rétablissement de la confiance entre la classe politique, l’administration et le citoyen.
Mohamed Ali Marouani, maître de conférences à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et secrétaire général du Cercle des économistes arabes (CEA), a plaidé pour un changement des pratiques des différents gouvernements de la Tunisie «qui sont restées les mêmes en ce qui concerne les politiques visant à garantir la paix sociale».
«Les différents gouvernements n’ont pas eu la volonté ou le courage de s’attaquer aux inégalités des opportunités économiques, à l’origine des inégalités sociales. Le point commun les caractérisant est l’achat de la paix sociale via les embauches publiques, l’augmentation des salaires des catégories qui revendiquaient le plus et une explosion du coût de la compensation», a-t-il expliqué.
Le résultat de ce choix est, selon M. Marouani, «un espace fiscal de plus en plus limité pour financer les investissements publics et une difficulté à boucler le budget, situation que la Tunisie n’a pas connue depuis les années 1980».
«Créer une agence de développement régional»
L’universitaire, qui considère que le chômage des jeunes diplômés et le développement régional sont les dossiers les plus urgents, estime que deux mesures impérieuses auraient pu donner des résultats plus efficaces dans ce domaine.
Il s’agit de la création d’une agence de développement «qui aurait pu coordonner les activités en matière d’agriculture, d’équipement public, d’habitat, au niveau régional, et qui aurait eu les prérogatives en matière d’exécution du budget».
«Une telle agence paraît indispensable si nous voulons des résultats rapidement, compte tenu des difficultés du travail interministériel en Tunisie. A condition, évidemment, de lui allouer les ressources humaines et financières nécessaires».
S’agissant du chômage, il a relevé que le meilleur moyen d’en réduire le taux est de relancer la croissance et d’adopter des politiques actives qui puissent contribuer à l’obtention de résultats rapides, à condition qu’elles ciblent les jeunes qui ont le plus de difficultés d’employabilité, contrairement à ce qui s’est passé avec le programme «Amal».
Le maître de conférences recommande, également, la création d’une institution indépendante d’évaluation des politiques économiques et sociales pour favoriser le débat sur les questions les plus importantes.
Il s’agit encore de procéder «à la réforme globale de l’administration publique et la simplification de la bureaucratie dont souffrent les citoyens et les opérateurs économiques».
«Impératif d’ancrer une culture de la redevabilité»
Cette réforme permettrait, a-t-il relevé, de réduire la corruption et le népotisme et de créer une culture de redevabilité et de l’évaluation des politiques qui doit être au centre de l’action publique.
Selon l’universitaire, des indicateurs-clés de performance «Keys performance indicators» doivent être assignés à tous les décideurs, y compris les ministres (à l’image de ce qui se fait en Malaisie par exemple), pour promouvoir plus d’efficacité dans l’action à tous les niveaux de la prise de décision.
«Nécessité de re-créer un ministère de l’Economie et des Finances»
Il paraît aussi important, d’après lui, de «re-créer un ministère de l’Economie et des Finances plutôt qu’un simple ministère des Finances qui symbolise un choix néo-libéral fait dans les années 1980, d’un Etat qui n’interviendrait que via la collecte et la dépense des fonds publics».
Pour le secrétaire général du CEA, l’absence d’une politique économique générale et d’un calendrier de réformes en Tunisie a contribué à décourager les investisseurs et à affaiblir la position du pays dans les négociations avec les bailleurs de fonds internationaux.
D’après lui, la réforme du secteur bancaire et des entreprises publiques en difficulté est le second chantier du nouveau gouvernement.
La relance du secteur touristique via une application (même partielle) de l’accord «Open Sky» peut donner des résultats rapidement, à l’instar de l’expérience marocaine.
Mohamed Mabrouk, universitaire et économiste, constate, de son côté, que la crise par laquelle passe la Tunisie est le résultat des revendications «excessives» émanant aussi bien des citoyens que des politiciens. Il estime que l’augmentation continue des dépenses mobilisées pour satisfaire ces revendications pourrait mener à la faillite de l’Etat.
L’économiste juge préférable pour le nouveau gouvernement «d’orienter les montants destinés à la recapitalisation des banques publiques (1.000 MDT) vers le financement de grands projets publics, notamment dans le domaine des énergies renouvelables et l’octroi d’avantages pour la création d’usines de fabrication des équipements utilisés dans ce domaine».
«Faute de transparence, il ne faut pas s’engager dans de nouveaux contrats d’exploration pétrolière»
L’expert recommande au futur gouvernement «de ne pas s’engager dans de nouveaux contrats d’exploration avec des compagnies pétrolières, ou se lancer dans l’extraction du gaz de schiste, en attendant que la transparence s’instaure au niveau de ce secteur», faisant remarquer que «les statistiques et les données sur cette activité restent inaccessibles et opaques».
M. Mabrouk fait savoir, à ce sujet, que «les compagnies pétrolières internationales opérant sur le territoire tunisien tirent profit, actuellement, de la faiblesse du gouvernement après la révolution, pour imposer leurs règles et exploiter davantage les richesses naturelles du pays».
S’agissant des perspectives 2014, il estime que la réalisation d’une croissance à hauteur de 4% «ne peut pas être possible, sauf si l’on submerge l’Etat de dettes».
«Un nouveau contrat social est souhaitable»
Pour sa part, l’expert et universitaire, Moez Labidi, appelle à la conclusion d’un nouveau contrat social instaurant une trêve qui engagera l’ensemble des syndicats et des partis politiques.
Il plaide, en outre, en faveur d’une réduction des salaires des premiers responsables (ministres, secrétaires d’Etat, députés…) et d’une révision des nominations au niveau des gouverneurs, en vue de garantir des élections transparentes.
M. Laâbidi préconise la mise en place de mesures fermes pour lutter contre la contrebande et le commerce parallèle et réduire, par conséquent, le taux d’inflation.
Concernant les perspectives économiques, il prévoit, par ailleurs, une baisse de la pression sur les devises à court terme et une amélioration du taux de change du dinar par rapport à l’euro et au dollar.
Pour 2014, l’expert écarte la possibilité d’un redressement des investissements directs étrangers (IDE), en raison du contexte des élections et de l’attitude d’«attentisme adoptée par bon nombre d’investisseurs».
Concernant la notation souveraine de la Tunisie, celle-ci «ne connaîtra pas un grand changement cette année. Même si elle sera révisée, elle passera uniquement d’une perspective négative, à une perspective stable», a-t-il dit.