Il ne faut pas être confirmé en économie pour appréhender la dévastation actuelle du niveau de vie des Tunisiens: qualité de vie et bien-être détruits, coût de la vie exorbitant, pauvreté et chômage explosifs, criminalité et grandes agglomérations urbaines invivables. Des phénomènes de ras-le-bol qui s’amplifieront si des mesures ne sont pas prises pour relever des défis de taille, à savoir juguler l’inflation, alléger les pressions sur le pouvoir d’achat et assurer une relance économique.
Selon les approches des organisations internationales et les instituts de statistiques et d’études économiques et sociales, le niveau de vie se définit eu égard à la quantité et à la qualité des biens et services qu’un ménage peut se concéder; il se mesure sur la base de d’indicateurs dont principalement le revenu réel en prenant en compte le palier de l’inflation.
Le niveau de vie est lié aux notions des dépenses incompressibles et de la consommation statutaire pour consentir la fusion au sein du groupe social; celle-ci peut aussi découler d’une contrainte matérielle, de l’ascension en gamme de produits disponibles, de la montée des prix et de l’accroissement du potentiel d’épargne.
Ces circonspections justifient l’identification d’un seuil de pauvreté extrême et supérieur qui constitue la ligne de démarcation entre les différentes franges sociales pour délimiter les contours à partir desquels on identifie le phénomène de stratification sociale et régionale.
Diagnostic et réalité du niveau de vie actuel en Tunisie
Les enquêtes de l’Institut national de la statistique (INS) se rapportant à la consommation, au pouvoir d’achat et aux indicateurs de développement social et économique illustrent les mutations du niveau de vie des ménages tunisiens. Des alertes inquiétantes ont été adressées. Toutefois, les pouvoirs publics avant les évènements du 14 janvier 2011, d’ailleurs comme après, s’en préoccupaient rarement.
Les sondages qui remontent à 2010 ont été menés conformément aux méthodes d’échantillons tournants dans la mesure où chaque ménage est suivi pendant un mois. Les dix premiers jours, il fait l’objet d’un suivi direct pour observer ses dépenses au titre de tous les postes de consommation; durant les vingt jours restants, le chef de famille procède lui-même à la transcription de ses débourses dans un document dédié.
L’approche tient compte de la saisonnalité de la consommation, et globalement on décompose la consommation par poste de dépenses afin d’identifier leurs poids par rapport à la dépense totale.
La détermination des populations objet des enquêtes est développée selon le choix de l’analyste. Néanmoins, les composantes du panier sont en évolution permanente et il en est de même pour le coût de la vie qui ne cesse de connaître une montée excessive.
Ainsi, les indicateurs éclairants sur le niveau de vie présentent plusieurs limites liées aux biais statistiques, notamment au vu des carences techniques en termes de prise en valeur des inégalités sociales engendrées par le phénomène des écarts considérables entre les revenus et la polarisation régionale montante.
Décomposition de l’inégalité et de la polarisation entre 2000 et 2010
(*) Le coefficient de Gini est une mesure statistique de la dispersion dans une population donnée concernant la richesse et le patrimoine
Source : Enquête “Budget, consommation et niveau de vie des ménages 2010“, INS
Sur le plan pratique, l’analyse des résultats de l’enquête sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages de l’an 2010 a permis d’estimer les niveaux des dépenses des ménages, d’évaluer leur distribution, de dégager leur structure, de mesurer le phénomène de la pauvreté et de dégager les caractéristiques de la population pauvre.
Il est évident que l’évolution de l’indice des prix à la consommation -qui a dépassé les 6,1% durant certaines périodes de pics de l’année 2013 avec un taux ressenti de 12% au moins si on tient compte des indices des inégalités régionales et sociales et la détérioration du pouvoir d’achat au cous des années 2012 et 2013 de 10,6% annuellement- oblige à approfondir la lecture des chiffres qui se situent, actuellement, dans des niveaux de dégradation.
L’évolution des paramètres monétaires à l’instar du taux d’intérêt qui a atteint 4,75% fin décembre 2013, le resserrement des crédits, la carence de liquidité et la chute de cotation du dinar suite à l’aggravation du déficit extérieur ont impacté le niveau de vie des ménages à travers la hausse des coûts de production et la montée des prix des biens importés.
En somme, l’étude régionale des indicateurs du niveau de vie montre des disparités nettes quant au niveau des dépenses moyennes, les régions intérieures, notamment de l’ouest et plus particulièrement le centre-ouest, enregistrent les niveaux de vie les plus faibles. Un constat perçu par toutes les analyses économiques et qui se justifie par le défaut des activités industrielles et de services.
Quant à l’accroissement de la consommation, celle-ci est relativement positive dans toutes les régions du pays, mais elle est estimée très faible dans le nord-ouest, une région qui détient l’un des niveaux de consommation par tête d’habitant les plus faibles.
Le niveau de consommation dans le milieu communal est à peu près le double de celui du milieu non communal. Cette situation n’a pas beaucoup évolué durant les dix dernières années.
Le taux de pauvreté supérieur est de 24,7% à fin 2013, selon les chiffres du ministère des Affaires sociales contre 15,5% en 2010. Cette importante hausse s’explique par la forte baisse de la consommation qui a régressé plus précipitamment que les prix, ce qui a engendré une hausse conséquente de la proportion des Tunisiens vivants en dessous du seuil de pauvreté. Il en est de même pour l’indicateur de pauvreté extrême.
Les zones non communales de la Tunisie continuent à avoir des taux de pauvreté presque deux fois plus hauts que ceux des zones communales. Si l’on considère le seuil de pauvreté extrême, l’écart s’est même détérioré. Alors que le taux de pauvreté extrême dans les zones communales était quatre fois plus élevé que dans les grandes villes en 2000, il est devenu sept fois plus élevé en 2012.
Les régions du centre-ouest et du nord-ouest du pays restent les plus pauvres, suivies de celles situées au sud.
Que faire pour sauver la situation?
La décadence du niveau de vie des Tunisiens est un fait réel confirmée par les organisations internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui commencent à parler de l’existence de près de deux millions de Tunisiens en difficulté pour subvenir à leurs besoins alimentaires.
La pauvreté et l’amélioration du niveau et de la qualité de vie en Tunisie constituent des défis primordiaux à lever. Ceci nécessite une analyse globale des phénomènes pour alléger les peines des franges les plus touchées, au moins à court terme.
En Tunisie, les inégalités des niveaux de vie et la pauvreté sous leurs différentes formes ont toujours existé. En se basant sur l’approche monétaire, des études indiquent que le pays, grâce à des politiques adaptées, a connu une réduction remarquable du niveau de la pauvreté durant les trois dernières décennies, dépassant plusieurs pays ayant un niveau de développement similaire.
L’analyse de la notion de pauvreté en Tunisie a fait l’objet de plusieurs analyses parmi les plus pertinentes, celles de l’INS, de la Banque mondiale en 2006, et de l’Organisation des Nations unies en 2009.
Pauvreté et processus de révolution en Tunisie (2008 – 2011)
Source : Habib Ayeb, Mathilde Fautras et Ridha Béchir – Ed. Collège international des sciences du territoire, Axe Médias, 2012
La prévalence de la pauvreté est, généralement, corrélée à une prédominance rurale vu la carence des infrastructures, des moyens productifs, de l’accessibilité et de la dispersion des structures d’appui, qu’elles soient institutionnelles ou autres.
Par ailleurs, l’estimation du niveau de vie et de la pauvreté ne doit pas s’appuyer sur de compositions simplifiées d’ordre monétaire, car l’analyse multidimensionnelle implique les variables liées aux disparités sociales et à la distribution des richesses.
En effet, la pauvreté est perçue sur le terrain par les différentes institutions de recherches au vu de l’écart entre l’évidence réelle et les statistiques, ce qui soutient l’incertitude et nourrit la pression sociale et régionale recelée. C’est dans ce contexte qu’on étudie la pauvreté dans de nouvelles optiques au sens multidimensionnel à travers la détermination de l’Indice de pauvreté humaine (IPH) et l’Indice de développement humain (IDH).
En se basant sur les standards de la Banque mondiale considérant les paramètres du style de vie et selon l’IPH, les pauvres représentent, actuellement, en Tunisie, près de 29,6% de la population alors qu’ils constituaient 18,9% en 2010, ce qui place notre pays au 98ème rang mondial.
L’augmentation de cet indice en Tunisie reflète le déficit présent des programmes engagés que ce soit pour les délégations prioritaires, les populations à besoins spécifiques, l’éducation des personnes adultes et des femmes rurales.
Quant à l’amélioration du niveau de vie, les indicateurs de développement ont connu une régression remarquable surtout dans les gouvernorats de l’ouest et du sud.
Si on passe à l’approche de l’étude en composantes principales (ACP) sur les indicateurs régionaux de développement durable, on conclut que la distribution des gouvernorats sur le plan factoriel, formée par ces indicateurs, consent de relever une cartographie des gouvernorats selon l’état de vie des populations.
Schématiquement, on classe les gouvernorats en trois sous-groupes: les gouvernorats disposant d’infrastructures (situés dans le nord-est et le centre-est), les gouvernorats à croissance socioéconomique médiane (dans le sud-est et dans le sud-ouest) et les gouvernorats les moins nantis (localisés dans le centre-ouest et dans le nord-ouest).
Les gaps doivent conduire à renforcer les bases du développement dans les localités les plus marginalisées et à renforcer l’équilibre entre les régions et les différentes couches socioprofessionnelles.
La Tunisie a accordé, dès l’indépendance, une grande importance à l’amélioration du niveau de vie des populations et à la mise au point d’une stratégie durable et intégrée de développement humain, surtout pour les zones défavorisées, renforçant, à ce titre, les éléments de la gouvernance locale en vue d’améliorer la qualité de vie.
Les plans et les réformes à prévoir, compte tenu des nouveaux paramètres de chocs, pour la lutte contre la pauvreté, doivent viser des objectifs se basant sur trois axes.
Le premier axe se fonderait sur la démarche géographique et pourrait permettre d’ajuster l’appui en classant les zones urbaines et rurales selon de multiples indicateurs d’amélioration du niveau de vie. Par conséquent, il serait possible d’identifier des zones vulnérables, en considérant une définition multicritères de la pauvreté qui réunirait le niveau d’éducation, de la santé, l’accès à l’eau potable, etc.
Le deuxième axe se baserait sur le contexte social et s’articulerait autour de la situation des ménages afin d’estimer la variation de la pauvreté absolue et le taux des ménages précaires pour chaque gouvernorat.
Le troisième axe reposerait sur la méthode sectorielle dans sa vocation exclusive en considérant le suivi des actions dans les secteurs de la production et le traitement adapté du fléau du chômage. On pourrait appréhender des plans de soutien et d’appui social, des plans d’assistance à l’emploi et à la création de sources de revenu, des plans de protection des conditions et du cadre de vie et des programmes de protection et d’incorporation sociale.
Avec des ressources délimitées et des dotations naturelles peu conséquentes, il est possible de réaliser de sérieux acquis de prospérité et de limitation de la pauvreté. Mais, si la pauvreté a augmenté manifestement depuis quelques années, il n’en reste pas moins qu’elle pourrait évoluer et prendrait un caractère généralisé et qu’elle serait plus soutenue dans quelques régions de la Tunisie.
En effet, de fortes disparités existent entre les régions côtières et les zones du sud et de l’ouest du pays, principales poches de pauvreté. Ces conditions contraignent l’Etat à concourir pour faire progresser les niveaux de vie et œuvrer, par la suite, à une régression des seuils de précarité.
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