Jadis muselée, comme la parole, la réflexion stratégique est en train de faire tâche d’huile en Tunisie. Si Hédi Ben Abbes est en train de peaufiner son projet, d’autres ont récemment concrétisé le leur.
Président depuis 2012 de MENA Partnership for Democracy and Development –un projet développé par le German Marshall Fund of the United States pour promouvoir la coopération régionale et la bonne gouvernance dans les pays de la région MENA (Middle East North Africa)- et coordinateur pour la Tunisie de LEND Initiative –une plateforme virtuelle pour l’assistance technique, Ghazi Ben Ahmed a déjà deux think tanks au compteur.
Après le Club de Tunis, créé il y a un an pour «aider les politiques et le secteur privé à concevoir des stratégies pour la croissance économique et le développement régional en Tunisie et en Afrique du Nord» -à qui l’on doit le projet LEND Tunisia, développé avec CIPE (Center for International Private Entreprise), cet économiste (Banque africaine de développement, Commission des Nations unies pour le commerce et le développement et Commission européenne) a mis sur pied une association baptisée “Initiative méditerranéenne pour le développement“, dans le but de renforcer la coopération régionale entre les pays d’Afrique du Nord.
Ghazi Ben Ahmed dirige cette association avec Mehdi Ben Abdallah (vice-président British Gas), secrétaire général, et Slim Tekaya (directeur financier Setcar Group), trésorier.
Nasr Ben Soltana en a fait de même. Déjà président de l’Association tunisienne des stratégies et des politiques de sécurité globale, Nasr Ben Soltana, benaliste zélé avant le 14 janvier 2011, a créé le Centre Tunisien des Etudes de Sécurité Globale. Il va co-piloter ce think tank dont il est le président avec un Comité directeur dont font partie un militaire à la retraite (colonel de brigade Mokhtar Ben Nasr, ancien porte-parole du ministère de la Défense –département qui n’a aucun lien avec ce think tank), vice-président-, l’ancien chef de la sécurité du président Bourguiba, Rafik Chelly –secrétaire général-, trois universitaires en charge respectivement des départements de la sécurité politique (Lotfi Mechichi), de la prospective et de la lutte contre le terrorisme (Mazen Cherif), des études des mouvements religieux (Alaya Allani, ex-membre du bureau politique du Mouvement des Démocrates Socialistes), un journaliste (Zied El Hani, études des médias et des libertés) et du prédicateur Cheikh Farid El Béji (études de la sécurité confessionnelle).
Déjà familier de l’analyse et de la réflexion économique, Sami Chérif a quant à lui donné naissance au Centre de Tunis de la réflexion stratégique (CTRS), un think tank dont il est président, pour contribuer au développement des outils de l’analyse stratégique. Cet universitaire (maîtrise de Sciences Po et d’un doctorat d’économie de Paris 1) et ancien membre du Comité central du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) –renvoyé sans ménagement à cause de cela du poste de p-dg de la SNDP et de l’Institut pour le Financement du Développement et du Maghreb (IFID)- va diriger ce centre avec une équipe composée d’un autre universitaire –Mehrez Jemai (secrétaire général)-, d’un spécialiste de la Bourse –Hédi Ben Gaied (trésorier), avec lequel il est associé au sein de Sedk Conseils, un cabinet créé en 2012 et dont Sami Chérif est pdg-, et d’un avocat –Omar Labiadh (chargé de la communication), qui compte parmi ses clients un certain Nabil Karoui, patron de Nessma TV.
Le champ du religieux n’échappe pas à ce phénomène, même s’il est peut-être question autant d’action que de réflexion dans l’esprit de Cheikh Mokhtar Sellami. En effet, l’ancien Mufti de la République (1984-1998) s’est récemment confirmé comme le porte-drapeau de l’Islam modéré jadis promu par la Mosquée Université Zitouna, dissoute par Bourguiba au lendemain de l’indépendance, et dont c’est l’un des derniers diplômés encore en vie.
Le premier président du Conseil Supérieur Islamique, créé en 1989, et membre de trois Comités de la Charia en Tunisie (Al Baraka Bank, Banque Zitouna et sa filiale Takaful Salama) et du Comité de la Conformité de la Comptabilité avec la Charia à Bahreïn, a créé en effet l’Association Tunisienne Coran et Science (ATCS) dont il est le président d’honneur.
Officiellement, cette association a pour mission de «mettre en évidence les miracles de la science révélés par le Coran» et se destine en réalité à la défense de l’Islam à la tunisienne aux dépens de l’Islam politique porté par Ennahdha et les autres formations de même obédience. Pour cette mission, Cheikh Mokhtar Sellami s’est entouré d’une belle brochette de professeurs de médecine –dont Mohamed Maalej (président) et Mohamed Chahed (secrétaire général), originaires pour la plupart comme lui de Sfax- et Cheikh Malih Marrakchi, un religieux syrien modéré vivant en Tunisie.
Ces initiatives font suite à de nombreuses autres prises au cours des trois dernières années par des figures des mondes universitaires (Initiative pour le Développement Economique et Social, IDEES, d’Elyès Jouini, Tounes 2020, de Riadh Sifaoui), entrepreneurial (Action Développement Solidaire, de Radhi Meddeb, qui est à la fois dans la réflexion et l’action, Maghreb Economic Forum, de Kamel Lazaar, le Centre d’études et de recherches du “Doyen Mohamed Chakroun, de Nasr Ali Chakroun), culturel (Forum des Associations Culturelles Tunisiennes, FACT), etc.
Les partis politiques eux-mêmes ont succombé à cette «mode». Ainsi, Ennahdha s’est doté récemment d’un think tank baptisé Centre Binaa Maghrébin des Etudes Stratégiques (CBMES), à l’initiative d’un groupe de personnalités affiliées à cette formation. Son président, Ali Lafi, n’est autre que le conseiller politique et responsable de la communication auprès du ministre des Affaires religieuses, Noureddine Khademi.
Le CBMES est entouré de Mohamed Meftah (vice-président), membre du Majliss Choura –la plus haute instance du parti islamiste après le congrès- et chargé de mission auprès du ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, l’avocat tuniso-suisse Ridha Ajmi (secrétaire général) et Seifeddine Bouallag (trésorier) membre des Jeunes d’Ennahdha.
Initié par Mansour Moalla lorsqu’il avait créé l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) en 1985, le «flot» des tink tanks devrait continuer à grossir à la faveur du vent de liberté –de pensée et d’action- qui souffle sur le pays depuis le 14 janvier 2011.