L’annonce, à Tunis, par le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, du démarrage incessant d’un dialogue stratégique avec la Tunisie, excite, ces jours-ci, les observateurs locaux et étrangers de la chose tunisienne. Certains y voient un simple regain d’intérêt sécuritaire motivé par le rôle de rempart que peut jouer la petite Tunisie face au terrorisme provenant de son flanc sud (Libye, Mali…), tandis que d’autres y voient l’esquisse d’un éventuel plan Marshall devant faire d’elle un véritable allié stratégique des Américains.
Empressons-nous de dire que le débat sur ce dossier n’est pas nouveau. Il est même très ancien. Il remonte à 1956, année d’accès du pays à l’indépendance lorsque le président Eisenhower avait prévu, dans sa doctrine du Moyen-Orient, un rôle géostratégique pour la Tunisie.
Depuis, l’administration américaine n’a jamais inscrit la Tunisie sur la liste des pays stratégiques dans la région comme l’Egypte, l’Arabie Saoudite ou l’Algérie.
En clair, la Tunisie n’étant ni un pays gros producteur de pétrole et de gaz ni un pays de confrontation directe avec Israël -l’allié des Américains, elle est retenue comme un pays de seconde zone.
Concrètement, pour les Américains, la Tunisie, tout comme le Maroc et la Jordanie, fait partie des pays «utiles» destinés soit à faire passer leurs thèses, soit à leur fournir des informations confidentielles sur les travaux d’institutions régionales comme la Ligue des Etats arabes, l’Union africaine, l’Union du Maghreb arabe (UMA), les sommets franco-africains.
C’est d’ailleurs dans cette optique que s’inscrit admirablement le témoignage apporté, lors d’un récent colloque sur les relations tuniso-américaines, par Hatem Ben Salem, ancien secrétaire d’Etat aux affaires européennes au temps du dictateur déchu.
Ce dernier a révélé qu’à la veille de réunions de la Ligue des Etats arabes et d’autres institutions régionales, Ben Ali demandait aux premiers responsables du ministère des Affaires étrangères de contacter l’ambassadeur des Etats-Unis à Tunis pour lui demander s’il avait un message à transmettre ou des attentes particulières des travaux de ces réunions.
Néanmoins, cette perception de la Tunisie comme pays «utile» s’est fortement renforcée après la révolte du 14 janvier 2011.
La plaie de l’attaque terroriste de l’ambassade US…
Les Américains y ont vu les prémices d’un véritable partenaire qui peut servir leurs intérêts dans la région. Ils ont été frappés par trois choses: le pacifisme avec lequel cette insurrection a été gérée, son coût peu élevé (l’équivalent de deux mois de guerre en Irak) et l’accès au pouvoir des islamistes par le biais d’un scrutin démocratique non contesté.
Seulement, l’assaut meurtrier mené le 14 septembre 2012, par les djihadistes islamistes, a poussé les Américains à revoir leur stratégie.
Ils ont été déçus par les verdicts cléments prononcés à l’encontre des assaillants et par le laxisme des nahdhaouis en matière de lutte contre le terrorisme en dépit des avertissements américains.
De passage à Tunis, le 13 novembre 2012, le général Carter F. Ham, commandant général de l’US Africa Command (Africom), a informé les nahdhaouis au pouvoir (à l’époque) que «l’existence d’Al Qaïda aux frontières de la Tunisie est confirmée». Les nahdhaouis n’avaient pas donné suite à cette information jusqu’à l’émergence des premiers essaims de terroristes sur les hauteurs de Kasserine.
Les choses ont évolué, depuis, avec la prise en main du dossier du terrorisme et des assassinats politiques par la société civile, laquelle a poussé au Dialogue national et ses corollaires, l’adoption d’une Constitution progressiste, la formation d’un gouvernement de compétences et l’élimination avec succès de groupuscules terroristes à Raoued et à Borj Louzir (banlieue nord de Tunis).
Les Américains y ont vu des avancées majeures sur la voie de la stabilisation du pays et de sa maîtrise de la situation aux frontières.
Signe de leur regain pour la Tunisie, ils ont dépêché juste une semaine après l’adoption de la Constitution et la formation d’un nouveau gouvernement, William Burns, secrétaire adjoint américain chargé des Affaires politiques (1er février), et son patron, John Kerry, le 18 février.
Moralité: ce regain d’intérêt peut être motivé par le volet sécuritaire en raison de la situation délétère en Libye, des préparatifs terroristes au sud libyen et au Mali.
La Tunisie est ainsi perçue par les Américains comme un pays de confrontation directe avec le terrorisme voire comme le dernier rempart pour protéger l’Europe contre ce fléau, d’où l’enjeu d’en faire un allié stratégique dans cette lutte sans merci contre un ennemi.
Pour certains observateurs, cette alliance n’ira pas jusqu’à faire de la Tunisie «l’Israël du monde arabe».
Trois alternatives…
Selon William Zartman, professeur et chercheur à l’Ecole des études internationales avancées de l’Université John Hopkins de Washington, et spécialiste de la mouvance islamiste et des relations américano-maghrébines, les Etats-Unis d’Amérique ne peuvent aider la Tunisie que par le biais de trois alternatives.
La première consisterait à accroître les échanges commerciaux et à accélérer la mise en place d’une zone de libre-échange entre les deux pays (TIFA), projet auquel les Etats-Unis accordent une importance très particulière.
La deuxième porte sur l’effort à mener pour attirer, vers le site de production international Tunisie, un plus grand flux d’investissements directs américains. Dans cette perspective, la Tunisie n’aurait, aux yeux de M. Zartaman, qu’à promouvoir la compétitivité des salaires des ouvriers en Tunisie, entendez par-là leurs bas salaires.
La troisième consisterait à apporter à la Tunisie une aide significative du type «Plan Marshall», célèbre stratégie mise au point par les Américains pour booster la reconstruction de l’Europe après la Deuxième guerre mondiale. M. Zartman s’est empressé d’exclure ce scénario en raison des difficultés budgétaires et économiques dans lesquelles se débattent, actuellement, les Etats-Unis et en raison du peu d’intérêt stratégique que présente pour eux un tout petit marché comme la Tunisie. Pour lui, son pays ne peut s’intéresser à la Tunisie que dans le cadre d’un marché unique maghrébin de plus de 100 millions d’habitants.
Par delà ce balisage de la situation en prévision du démarrage de ce dialogue stratégique et connaissant bien les Américains, nous estimons que le scénario d’un Plan Marshall tout comme celui d’une alliance stratégique similaire à celle établie avec Israël ne peuvent voir le jour que si la Tunisie accepte d’importantes concessions et de rendre d’éminents services aux Américains (facilités aéroportuaires, base aérienne ou autres…). Un scénario tout simplement inacceptable pour nos voisins géostratégiques, les Algériens.