Dans son essai en langue arabe intitulé «les islamistes et le pouvoir, cas du mouvement Ennahdha en Tunisie», le journaliste et sociologue Mondher Bedhiafi s’est penché, à son tour, sur l’islam politique et sur sa capacité de gérer, dans l’alternance, un Etat démocratique moderne.
Pour situer la problématique, le sociologue est remonté jusqu’aux origines de la mouvance islamiste en Tunisie et a mis l’accent sur la spécificité des «fréristes tunisiens», sur leur évolution dans un contexte laïc consacrant la liberté du culte et sur leur confrontation parfois violente avec le pouvoir en place, lequel, fidèle à ces cheikhs du rite malékite, était pour un islam modéré, et, surtout, pour une séparation nette entre l’islam et le politique.
Le journaliste est revenu ensuite sur la période qui a précédé la révolte du 14 janvier 2011, déniant tout rôle joué par les islamistes dans le déclenchement des émeutes dans le pays. Il a rappelé que les revendications des indignés n’étaient pas d’ordre identitaire et religieux, mais strictement d’ordre socio-économique. Les émeutiers, qui n’étaient encadrés par aucun parti politique, réclamaient tout juste leur droit à l’emploi, à la dignité, au développement et à la justice sociale.
Abordant la période après le 14 janvier 2011, l’auteur a souligné l’émergence du mouvement Ennahdha en tant que force politique bien organisée, disciplinée et bien ancrée dans la population. Fort de ces atouts, le mouvement islamiste, qui a bénéficié en plus de l’appui des grandes puissances occidentales (Etats-Unis, Allemagne, Grande-Bretagne…) lesquelles y ont vu une possibilité géostratégique pour expérimenter, aux moindres frais, les islamistes au pouvoir, était sur une voie royale pour remporter les élections du 23 octobre 2011.
Vient ensuite la période post-électorale et l’accès au pouvoir des nahdhaouis et dérivés (salafistes, Hizb Tahrir, ONG d’obédience islamiste). Les partis centristes, Congrès pour la république (CPR) et Ettakatol, auxquels Ennahdha s’était associée, se sont avérés des partis de décor et n’avaient aucun poids devant le parti majoritaire.
L’auteur s’attarde beaucoup sur cette période et relève les erreurs majeures commises par Ennahdha. Il s’agit de sa tendance à se comporter comme un parti clanique, à islamiser une société musulmane depuis 14 siècles, à gommer les acquis de plus de 55 ans d’indépendance, à placer ses hommes à la tête de tous les rouages de l’Etat, à n’embaucher que ses adhérents… Et la liste est loin d’être finie.
L’erreur fatale a été, néanmoins, selon l’auteur, la déstructuration de l’Etat et sa tolérance à l’endroit de la violence des milices s’autoproclamant protectrices de la révolution et des salafistes djihadistes avec comme leurs corollaires, le terrorisme, la contrebande, le crime organisé, les attentats politiques, et surtout la dégradation de la situation économique (cherté de la vie, faible croissance, recul de toutes activités…).
Sur le plan diplomatique, Ennahdha a perdu deux alliés de taille, en l’occurrence les Etats Unis, et ce après l’assaut meurtrier mené par les salafistes djihadistes, avec la bénédiction d’Ennahdha, contre le siège de leur ambassade à Tunis, et la déposition par l’armée égyptienne de «leurs grands frères» d’Egypte.
Depuis, sa chute n’était qu’une question de temps. L’union sacrée des Tunisiens (partis, société civile, classe moyenne, syndicats, patronat, professions libérales…) contre la menace déstructurante nahdhaouie n’a pas manque de donner ses fruits. Les deux gouvernements nahdhaouis qui se sont succédé ont dû jeter l’éponge après la fin de la légitimité électorale et face à la pression de la rue, ce qui a permis d’adopter une Constitution progressiste et la formation d’un gouvernement de technocrates «neutre».
Au rayon des conclusions, Mondher Bedhiafi relève que l’échec des «fréristes tunisiens» s’explique par le fait qu’ils n’ont pas su tirer les enseignements des modèles islamistes afghans et soudanais et par la résistance républicaine de la société civile tunisienne.
Il l’impute également à leur incapacité à proposer un nouveau modèle de développement propre à répondre aux objectifs de la révolution et à ceux des indignés des régions de l’intérieur. Leur modèle était une poursuite du modèle ultralibéral de Ben Ali.
C’est pour dire in fine que l’essai mérite le détour en ce sens où il représente un témoignage de grande actualité sur les limites de l’Islam politique qui ne serait pas, comme le laisse entendre l’essai, la solution.