Eddy Motrane, un vieux loup de l’industrie publicitaire arabe? Peut-être, sauf qu’il fait plus dans la douceur, est plus dans le professionnalisme, l’éthique et l’amour du métier que dans l’agressivité qui caractérise les grands du monde de la Com’ et de la publicité. Pour preuve, Motrane, qui s’est associé en 1986 à Ogilvy, n’a jamais voulu marcher sur les plates-bandes de son partenaire. Il a réduit son espace d’action aux 22 pays arabes.
Aujourd’hui, il est membre du Conseil d’administration d’Ogilvy & Mather qui vient d’acquérir des parts majoritaires dans sa Memac Ogilvy.
Memac Ogilvy est une équipe gagnante qui a réussi lors du Dubaï Lynx à cumuler le titre de “Réseau de l’année“ et celui d’“Agence de l’année“. Quant à Edmond Moutran, il a été élu meilleur publicitaire pour 2014, en récompense à ses nombreux succès dans le monde publicitaire.
Entretien avec l’un des bâtisseurs du secteur publicitaire dans le monde arabe.
WMC : Pouvons-nous juger de la solidité de l’économie par le positionnement du secteur publicitaire dans un pays ?
Eddy Motrane: La publicité est l’un des critères les plus importants qui déterminent la situation d’une économie. Malheureusement, dès qu’il y a une récession économique, le premier budget à être réduit ou carrément annulé est le budget publicitaire parce qu’il serait, semble-t-il, le plus facile à éliminer. Pourtant, notre secteur est considéré comme étant le thermomètre de l’économie. Quand elle est en en progrès, nous le ressentons tout de suite dans le développement de nos activités et les sollicitations des donneurs d’ordres; quand elle est en récession, cela se reflète automatiquement sur notre travail.
La publicité et la communication sont considérées comme étant les fers de lance dans l’écoulement et la réussite de tout produit, toutes catégories confondues dans tous les pays du monde. Pourquoi dans la région MENA et principalement au Maghreb, elles sont réduites à être des fusibles que l’on fait sauter dès que cela va mal?
Vous avez tout à fait raison. Dans les pays développés, le budget communication est apprécié en tant qu’investissement, dans les nôtres, c’est une dépense à peine utile. Alors qu’en fait, qui assure la commercialisation, la réussite de la mise d’un produit sur le marché et sa découverte par les consommateurs lorsqu’une entreprise en crée un? Ce sont bien entendu des agences comme les nôtres.
Il est surprenant de voir que, dans les pays arabes, les budgets consacrés à la publicité soient aussi dérisoires. Nous pouvions le comprendre, il y a 50 ans lorsque les supports communicationnels n’étaient pas nombreux mais pas aujourd’hui. Ajoutées à cela les avancées technologiques, il n’est pas judicieux de ne pas accorder à la publicité la place qui lui est due. Dans nos pays, le budget publicitaire ne dépasse pas les 5 milliards de dollars alors qu’il devrait être de 50 milliards $. Nous avons un marché de 400 à 500 millions d’habitants.
Historiquement, le Liban et l’Egypte étaient des locomotives pour le reste des pays arabes pour ce qui est du secteur communicationnel. A partir des années 70, lorsqu’il y eut la guerre civile au Liban, la plupart des annonceurs se sont installés dans les pays du Golfe. Nous étions comme une avalanche. Dans ces pays là, où n’existaient aucun moyen d’information et peu de supports pour porter les messages publicitaires. Les Libanais ont été à l’origine de l’essor du secteur publicitaire dans le Golfe arabe, les pays maghrébins ont évolué par leurs propres moyens. Et les Tunisiens ou Marocains brillent par leurs talents dans des pays comme la France.
Vous avez l’exemple de Memac Ogilvy Tunisie qui a gagné le Lion d’Or à Cannes, grâce à sa créativité.
La communication n’occupe pas de place importante dans les budgets des entreprises et groupes maghrébins, ce qui n’est pas le cas de celles occidentales qui lui consacrent une part importante dans leurs budgets et estiment que c’est grâce à elle qu’ils pourraient s’imposer sur les marchés. C’est ainsi que l’on peut développer un produit et créer la demande.
Avez-vous des exemples d’entreprises arabes qui ont fait le succès de leurs entreprises en y consacrant un budget communication conséquent?
Un exemple édifiant est celui d’Adel Orjane en Arabie Saoudite, qui a créé une usine de production de jus d’orange labellisé Rani et avait accordé une place importance à la publicité et aux annonces dans sa politique commerciale. Il a vendu, il y a une année, 49% de son entreprise à Coca Cola pour 980 millions de $. Il a su gérer son image et a été récompensé pour ses bons choix. Son entreprise, très jeune, vaut aujourd’hui 2 milliards de $.
Vous êtes le partenaire de l’agence de communication publicitaire créée par David Ogilvy, vous pourriez vous implanter dans d’autres marchés outre ceux de la zone Mena. Pourquoi vous ne l’avez pas fait, est-ce un choix ou un accord préalable conclu dans votre contrat de partenariat?
Je voudrais tout d’abord revenir sur ma carrière en tant que publicitaire. J’ai fondé Memac au Bahreïn en 1984 avec 13.000 dollars; j’avais avec moi deux employés. Nous avons débuté petit. En 1986, je suis revenu travailler avec Ogilvy avec lequel j’ai fait mes premiers pas dans les années 70. Nous sommes devenus des associés. Je les représentais au Bahreïn et à partir de là, j’ai commencé à ouvrir des agences partout dans les pays arabes -aux Emirats, à Djeddah et dans le Maghreb. Aujourd’hui nous avons 15 agences qui nous représentent un peu partout dans la zone Mena.
Mon accord avec Ogilvy stipulait que je pouvais les représenter dans les 22 pays arabes. Je ne peux pas aller les concurrencer dans les pays où ils sont très bien représentés. Je leur suis reconnaissant pour nous avoir tout appris et je ne veux pas suivre la logique de la voracité. C’est une question d’éthique.
Comment définir la relation entre les médias, qui ont bien évolué dans les pays arabes, et la publicité qui ne suit pas? Pourtant, de la survie de l’un dépend l’existence de l’autre?
Il faut qu’ils survivent ensemble, comment pensez-vous que les médias puissent vivre sans publicité? Pratiquement tous les financements des médias viennent de la publicité mais sans médias, il n’y a pas non plus de supports pour la publicité. Les médias ont beaucoup évolué, leurs forces aussi, technologies aidant. Les journaux doivent évoluer et accompagner les avancées technologiques. Pour cela, les publicitaires doivent les accompagner dans leur essor.
Le problème se pose plus au niveau des budgets publicitaires qu’au niveau du savoir-faire et l’évolution de fait des annonceurs et agences de Com’.
Le printemps arabes a eu des répercussions terribles sur nombre de pays, comment une agence comme Memac Ogilvy a-t-elle pu résister à ce raz-de-marée révolutionnaire?
Nous avons pu résister parce que nous sommes prudents et nous avons épargné une partie de nos bénéficies en prévision de possibles crises. Nous n’avons jamais eu des problèmes de liquidités. Nos équilibres financiers sont solides, ce qui nous a permis de respecter nos engagements partout dans des pays tels l’Egypte, la Syrie ou la Tunisie.
Le problème se situe plus dans la récession économique car les entreprises ne travaillent plus, ce qui se répercute mal sur le secteur publicitaire. Nous essayons, pour notre part, d’aider les pays en détresse comme la Syrie même sur le plan humanitaire grâce à nos associations au Liban car nous sommes face à un peuple en détresse qui a besoin d’être secouru et soutenu.
Estimez-vous que vous ayez un rôle à jouer en tant que publicitaires dans la lutte contre l’extrémisme?
Dans des pays comme les nôtres, il n’existe pas d’espace démocratique réel pour nous permettre d’exprimer nos convictions et défendre nos idées sans être accusés à tort ou être mis sur le banc de la société ou menacés.
Nous commençons à peine l’expérience démocratique, la Tunisie en est l’exemple. Au Liban, pareil, nous pouvons nous exprimer mais si nous disons deux mots de trop, nous risquons des représailles.
Dans les pays arabes, nous ne savons même pas ce que c’est qu’une démocratie, ni quel genre de démocratie nous voulons. La démocratie implique que si une majorité est élue avec une seule voix de plus, nous acceptons notre défaite et nous soumettons à la majorité aussi approximative soit-elle. Chez nous, la première réaction est de massacrer le candidat gagnant. Il y a tout un monde entre nous et les autres et surtout un déficit culturel concernant tout principe démocratique.
Comment discuter avec des personnes prêtes à faire des attentats-suicides pour parvenir au pouvoir? Et comment pourrions-nous, en tant que publicitaire, faire face à cela?
Comment exploiter le potentiel des nouvelles technologies et des smartphones dans le secteur publicitaire?
Je pense qu’il va falloir à tout le monde accorder plus d’importance au pouvoir de la technologie numérique et des réseaux sociaux dans tout ce qui se rapporte à l’information ou à la publicité. Aujourd’hui, nous exploitons nos téléphones à hauteur de 85% pour les appels et 15% pour tout ce qui est Internet. Dans deux ans, c’est le contraire qui se passera. Toutes nos transactions se feront sur le smartphone, nous paierons nos factures à travers ses applications et signerons nos contrats de la même manière. Nous devons nous préparer en nous formant et en nous ouvrant à ce nouveau savoir pour pouvoir découvrir ce qui se passe de par le monde et accompagner les évolutions de ces nouvelles technologies.
Nous devons être capables, en tant que professionnels, de mieux saisir les nouveaux enjeux afin de les expliquer à nos clients et les en faire profiter, sinon à quoi servirons-nous?