Les effets pervers de l’exclusion financière en Tunisie


finances_tunisie-295g54bh.jpgA
l’échelle de l’Afrique, c’est en Tunisie que la première banque a vu le jour, il
s’agit de la Banque de Tunisie qui a été fondée en 1884. Au cours des années
trente du siècle dernier, plusieurs banques locales ont été créées avant la
constitution de la doyenne des banques nationales, en l’occurrence la Société
Tunisienne de Banque; c’était en janvier 1957. L’idée était de stimuler
l’investissement à travers la mobilisation de l’épargne, en particulier, et ce
pour lisser un cycle économique équilibré permettant la lutte contre la
situation d’atrophie financière du pays.

Malgré l’ancrage du système financier et bancaire dans la sphère économique
nationale et son organisation adéquate, le taux de bancarisation des populations
et leurs accès aux services financiers et bancaires restent faible, privant,
ainsi, des franges entières de la société d’être intégrées au niveau de la
finance formelle.

Côté statistiques, les évaluations divergent. La Banque mondiale révèle que la
Tunisie affiche un taux de bancarisation de 17,2 agences pour 100.000 adultes,
devancée par le Maroc avec un taux de 22,3 et assez loin de l’Algérie avec un
taux de 5,3 agences. Le constat est que les taux pour les trois pays restent
limités par rapport à ceux des pays développés.

La Banque centrale de Tunisie (BCT) estime que le taux de bancarisation en
Tunisie est satisfaisant (1 compte pour 2 habitants et 1 carte pour 5
habitants), elle affirme qu’il gagnerait à être amélioré.

Selon certains bureaux tunisiens spécialisés en analyse financière, on évoque un
taux de bancarisation de 47% associé à un taux de pénétration d’une agence pour
7.100 habitants. Ceux-ci notent une dynamique d’automatisation des opérations
bancaires qui s’accélère avec la multiplication des Distributeurs Automatiques
des Billets (DAB) et des Guichets Automatiques de Banque (GAB).

D’après l’Association professionnelle tunisienne des banques et établissements
financiers (APTBEF), le nombre total des comptes, au 30 septembre 2013, s’est
élevé à 12.207.762, soit un rapport de 1,12 compte par habitant. Au 31 décembre
2012, le nombre d’habitants par agence était de 7.336, et l’évolution des
indicateurs de la monétique, à fin décembre 2013, montre que le nombre des GAB
était de 1.939 et que les unités des Terminaux de Paiement Electronique (TPE)
installés s’élevait à 12.767 pour un volume global de transactions de 548.257
mille dinars.

Néanmoins et selon des ONG locales, seulement 32% des Tunisiens âgés de 15 ans
et plus disposent de comptes dans des institutions formelles de financement. A
l’échelle mondiale, 77% des pauvres n’ont pas de comptes bancaires.

La problématique de l’exclusion financière et bancaire

Rappelons d’abord que l’analyse des spécificités du secteur bancaire tunisien
montre qu’il s’agit d’un système diversifié, peu équilibré en liquidité et en
solvabilité et relativement ancré au niveau du tissu socioéconomique. On
invoque, aujourd’hui, la nécessité de le restructurer, notamment par des
injections massives de fonds et par le recours à des associations de référence.

Ainsi, de nouvelles stratégies économiques doivent être envisagées afin de
tendre à son ouverture sur l’extérieur, ce qui suppose des exigences pour
accompagner les entreprises et répondre à leurs besoins financiers.

Le système bancaire local présente quand même certains atouts s’articulant
autour du nombre important des institutions: 21 banques universelles, 14
établissements financiers spécialisés dont 10 sociétés de leasing, 2 de
factoring, 2 banques d’affaire et 8 banques off-shore.

En ce qui concerne le processus de réforme du système, trois objectifs sont
recherchés : une contribution efficace dans la réalisation de l’essor
macroéconomique à travers un secteur bancaire public structuré et compétitif, un
accroissement de l’efficience et de la compétitivité en encourageant les
opérations de rapprochement et de regroupement et une extension de l’activité
bancaire pour s’affirmer notamment aux pays du Maghreb et en Afrique

Quoique, le système souffre de plusieurs maux se rapportant à sa dispersion sur
un marché, à faible opportunité et hautement risqué en matière de crédit, à la
vulnérabilité de ses assises financières et à son mode de gouvernance
consacrant, subséquemment, la sélectivité de la clientèle pour marginaliser une
grande partie des populations en termes d’accès aux prestations offertes.

Le cas des agriculteurs, dont 6% seulement sont bancables, est très révélateur
de la situation tragique d’exclusion bancaire et financière en Tunisie.

Statistiques globales de bancarisation en Tunisie

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Source : L’Association professionnelle tunisienne des banques et
établissements financiers (APTBEF) – dernière mise à jour, mars 2014.

En termes conceptuels, par exclusion financière, on perçoit le processus par
lequel une personne fait face à des problèmes pour parvenir à bénéficier des
services et produits financiers proposés par des fournisseurs conventionnels
répondant à ses besoins pour mener une vie sociale habituelle.

Le phénomène est au cœur de faits assez confus. Il est tout d’abord observé
comme l’un des effets de l’exclusion sociale et conjointement, il est vu comme
le résultat de l’expulsion définie comme un enchaînement par lequel une personne
éprouve des obstacles au niveau de la pratique habituelle financière et
bancaire. Une condition d’exclusion bancaire n’est donc compréhensible que par
rapport aux résultats sociaux qui la forment.

La problématique a commencé à être élucidée au début des années 1970 en Europe
dans un environnement marqué par deux faits importants. Il s’agit, d’une part,
des mutations socioéconomiques qui ont enfermé des classes de la population dans
la circonférence des grandes villes, dépourvues des infrastructures financières
basiques, et, d’autre part, d’ajustements prépondérants induits par les
tendances de libéralisation dans ce domaine.

Ces changements ont aidé à entretenir une double suite de dilatation et de
fractionnement pesants des prestations des produits et services bancaires et
financiers. Il s’en est suivi une évolution de la gamme ainsi que les modalités
de sa présentation. Le centre actuel d’intérêt de la problématique s’est déplacé
vers les pays en développement.

Les effets de la marginalisation financière des populations : le cas de la
Tunisie

Soulignons que les rapports banque/entreprise, en termes d’exclusion financière,
ont retenu l’attention des analystes dans la mesure de l’ampleur de ses effets
dommageables à la croissance économique. L’accès aux services financiers des
ménages est, quant à lui, une préoccupation différente en raison de ses suites
économiques et sociales de marginalisation, de stigmatisation, de la
consécration de la pauvreté et du creusement au niveau de l’inégalité des
revenus.

Les économistes ont concédé plusieurs variables expliquant l’exclusion
financière, cependant, celles-ci varient d’un contexte à l’autre. Les
divergences se décrivent, selon les spécificités des produits et services
financiers et le mode de leur offre aux populations. On a mis en exergue,
pareillement, l’importance du côté de la demande, notamment les volets se
rapportant à la situation et à la capacité financière des individus.

En outre, les pouvoirs publics ont toujours été perçus comme jouant un rôle de
facilitation d’accès aux produits et services financiers à travers des
politiques appropriées mais la réglementation a souvent créé des handicaps
renforçant l’exclusion.

En Tunisie, et jusque-là, très peu d’études se sont intéressées à ajuster un
lien entre réglementation bancaire et exclusion financière, bien que celle-ci
ait contribué à exacerber ce phénomène.

Plusieurs dysfonctionnements peuvent être révélés et qui se rapportent,
principalement, à la dimension prudentielle vitale de la réglementation locale.
C’est ainsi qu’en matière de solvabilité et bien que les textes prévoient que
les banques doivent observer des règles en vue de garantir leur capital minimum
ajusté aux risques, les standards internationaux ne sont pas respectés, sur ce
plan, ce qui entoure les exigences de disponibilité des fonds propres nets d’une
grande confusion.

D’un autre côté, centaines banques accordent des crédits dont les échéances ne
correspondent pas à celles de leurs dépôts. Un risque de taille en matière de
liquidité surtout en cas de volatilité des ressources qui pourrait être
engendrée, que ce soit par des chocs endogènes ou exogènes.

Au niveau de la concentration des risques, des concours peuvent être accordés à
l’État et à ses démembrements par rapport à un discernement ambigu. Aussi, en
matière de provisionnement, la réglementation n’impose pas, de façon vigoureuse,
la constatation comptable des pertes et la couverture des créances douteuses par
des provisions effectivement requises. Les carences de contrôle interne du
système, dans son ensemble, constituent l’une des faiblesses majeures dans la
maîtrise des risques financiers et bancaires dans notre pays.

Les conséquences de l’exclusion bancaire

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Source : Lazuech Gilles, Moulévier Pascale, «L’exclusion monétaire. Les
conduites financières des populations économiquement marginales» – Rapport du
centre Walras, Economica, Paris, 2010.

Compte tenu de ce qui précède, les dégâts produits par la politique des
autorités financières, durant des années, pour mettre une grande frange des
populations tunisiennes en état de marginalisation financière et bancaire
s’expliquent par deux facteurs principaux, à savoir les coûts du crédit et les
exigences souvent insensées des garanties.

Les coûts du crédit tiennent largement aux conditions de banque qui, depuis
quelques années, étaient strictement encadrées par les autorités publiques dans
le cadre de sa stratégie de sélectivité des crédits. En conséquence, elles
n’obéissaient pas à la logique du marché mais étaient, soi-disant, considérées
comme des outils de développement.

Avec le processus de libéralisation financière amorcé en Tunisie dès le milieu
des années 1990, la détermination des conditions de banque a été déréglementée.
Cette libéralisation est en partie contrainte dans la mesure où les
établissements de crédit sont continuellement tenus de respecter les bornes
constituées par le taux créditeur minimum (TCM) et le taux débiteur maximum (TDM).
On les oblige, aussi, à publier leur taux de base bancaire et à afficher leur
barème des conditions minimales et maximales applicables aux opérations avec la
clientèle.

Quant à l’exclusion par les exigences des garanties et malgré les niveaux assez
élevés des taux d’intérêt, certains individus sont disposés à les supporter.
Théoriquement, les garanties ont un double rôle, elles entraînent une diminution
de la probabilité de défaut de l’emprunteur liée au risque d’aléa moral dans le
sens où l’emprunteur fera tous les efforts pour rembourser la banque afin de ne
pas perdre la garantie fournie et elles réduisent la perte de la banque en cas
de réalisation du risque.

En réalité, ces garanties constituent une véritable contrainte à l’accès au
crédit aussi bien pour les PME que pour les personnes à faible revenu. En
Tunisie, un nombre important d’individus n’ont pas accès au crédit bancaire car
ils ne peuvent pas satisfaire les exigences des banques en matière de garanties
compte tenu du fait qu’ils n’ont pas souvent des avoirs pouvant être considérés
comme caution pour un prêt ou au contraire s’ils en disposent, ils n’ont pas les
titres appropriés.

De leur côté, ces PME ainsi que les personnes à faible et même à moyen revenu
font face à des banquiers exigeant des garanties dont le montant est souvent
nettement supérieur au crédit sollicité en infraction claire aux
réglementations.

Dans notre pays, les exigences de garanties ne relèvent pas de la réglementation
au sens strict. Elles sont plutôt laissées à la discrétion de chaque banque qui
les fixe en fonction du profil des clients et des différents segments du marché.
Sur les garanties apportées par les entreprises, les banques avancent
fréquemment qu’ils tiennent compte, amplement, du risque de dépréciation.

Il est regrettable que la privation de compte, considéré comme un droit
universel, et l’impossibilité de profiter des services financiers bancaires
touche, actuellement, des couches importantes de Tunisiens et des résidents
légaux. Cet état de choses est d’autant moins acceptable que la détention d’un
compte, outre le fait qu’elle est souvent obligatoire rien que pour la simple
justification des revenus, est évidente pour bénéficier des concours financiers
nécessaires à l’équilibre socioéconomique au niveau de la société.

Notons, de ce fait, que la plupart des paiements sont légalement réalisables à
travers les effets de commerce tels que les chèques, les traites, les billets à
ordre, etc.

Il est, aussi, extrêmement discriminant pour qu’un citoyen tunisien ou un
résident légal dans notre pays n’a pas l’accès aux moyens des paiements à
distance, ou est confronté à des difficultés de leur fonctionnement, ce qui
augmente les risques du maniement des espèces pour réaliser des règlements et
accroît encore le sentiment d’exclusion.

Il est certain que les relations entre de larges couches de populations et les
institutions financières pourraient aboutir à une exclusion vu ses conséquences
sur les trois composantes du lien social : l’estime de soi, les liens de famille
et aux proches, et les rapports économiques et civiques. Au regard d’autres
optiques, sont considérées, aussi, les difficultés résultant de la demande de
prêts et du fléau du surendettement. Ces derniers sont observés en partie comme
conséquence des difficultés d’usage du service financier et bancaire, au sens
large.

*Spécialiste en gestion des risques financiers