Non, les Tunisiens, du moins patriotes et sensés, ne sont pas du tout contents du dernier rapport publié par la Banque mondiale intitulé «Vers une meilleure équité: les subventions énergétiques, le ciblage et la protection sociale en Tunisie», dans lequel, outre les thèmes cités dans l’intitulé, on a accordé une large place à la corruption sous Ben Ali, comme si l’honorable institution venait tout juste de le découvrir.
Dans une interview accordée par le ministre des Finances et de l’Economie à WMC dont nous publierons la teneur cette semaine, Hakim Ben Hammouda, s’est dit surpris des propos tenus dans le rapport et où une grande partie du secteur privé en Tunisie est accusé de malversations: «Je suis abasourdi par les chiffres publiés par la BM et qui considère que plus de 20% du secteur privé est corrompu». L’honorable institution, symbole du libéralisme économique affirmé, qui a succédé à la Deuxième Guerre mondiale avec pour objectif de relever l’Europe de la guerre.
Aujourd’hui, alors que sa mission consiste à fournir des fonds pour construire des infrastructures et réformer les systèmes économiques des pays en développement, elle s’attaque aux créateurs de richesses dans un pays dans le besoin et à son système de compensation en donnant une dimension critique à son impact sur l’économie. «Ce rapport, publié en novembre 2013, constitue un véritable concentré de vulgate libérale primaire», estime un ancien ministre de l’Economie réputé pour sa compétence. Lui n’est pas dans la dramatisation plutôt dans le dénouement.
Il est vrai par ailleurs que les dépenses de compensation des prix des produits énergétiques et des produits alimentaires atteindront près de 6 milliards de dinars en 2014 (soit 7% du PIB, contre 1,5 milliard de dinars et 2% du PIB en 2010), dépassant ainsi largement le budget d’investissement. Et devenant effectivement insoutenable.
Deux solutions possibles pour résoudre le problème de la compensation en Tunisie mais divergentes.
« La première solution consiste en des hausses limitées mais régulières des prix avec des différenciations sociales marquées: très faibles augmentations pour les produits sociaux (+200 millimes par an pour la bouteille de gaz, idem pour les tranches inférieures de consommation d’électricité et gaz…), plus forte pour les autres produits et tranches, accompagnée d’une politique volontariste de maîtrise de la consommation. Cette solution a été appliquée entre 2000 et 2010 et a permis de contenir les dépenses de compensation en deçà de 2% du PIB, outre des résultats reconnus en matière d’efficacité énergétique.
La deuxième solution consiste dans le «ciblage» des subventions vers les couches sociales les plus pauvres, avec son corollaire: une hausse brutale des prix de ces produits. Ainsi, pour la bouteille de gaz, qui est actuellement vendue à 7,5 dinars, sont proposées des augmentations annuelles successives de 3 dinars, soit une augmentation de plus 40%, la première année».
Risque de perte de notre indépendance financière
De telles solutions préconisées, depuis toujours, par la Banque mondiale -décidément incorrigible, malgré les conséquences sociales meurtrières qu’elle a entrainées dans les pays où elles ont été appliquées- ne manqueront pas d’avoir des conséquences brutales sur les secteurs économiques consommateurs d’énergie, en termes de compétitivité et plus généralement sur l’inflation générée mécaniquement par de telles augmentations.
La BM, qui a pratiqué ces politiques dans nombre de pays, y a suscité nombre de fois des émeutes et des soulèvements populaires, car il ne s’agit pas seulement de stopper net le soutien aux prix des produits de base contraire à la vérité des prix ou de restreindre les «dépenses budgétivores» comme ceux de l’éducation et des services publics (sic), mais d’aider des pays dans le besoin à revoir leurs modèles de développement dans le sens de plus d’efficience pour répondre non seulement aux premières nécessités mais aussi satisfaire aux exigences des jeunes en emplois et en enseignements de qualité.
«Notre crainte est qu’avec la perte de notre indépendance financière, les pouvoirs publics ne soient conduits à céder aux pressions internationales et à appliquer la deuxième solution ci-dessus recommandée par la BM». Car le «ciblage» est typiquement une des «fausses bonnes idées» qui ne résistent pas à l’analyse.
«Tout d’abord, on l’a dit, le corollaire du ciblage est la hausse brutale des prix pour les catégories non ciblées, c’est-à-dire les classes moyennes qui constituent la majorité de la population et dont le pouvoir d’achat a été largement érodé ces dernières années. Ainsi, le ciblage peut concerner, au plus, 2 millions de personnes. Quid des 9 autres millions de Tunisiens? Sont-ils tous des riches? Quid du petit transporteur, propriétaire d’un pick up, qui ne figure sur aucun registre de pauvreté, doit-il subir une augmentation de 400 millimes le litre de gaz oil?
En outre, ciblage égale clientélisme quel que soit le mode opératoire choisi. Le ciblage suppose l’établissement de listes de bénéficiaires, ce qui nous ramènera aux premières années de l’indépendance. Et, quel que soit le mode opératoire choisi, on ne manquera pas de créer un mécanisme clientéliste en ces temps de tensions politiques. Enfin, plusieurs études internationales ont démontré la corrélation entre les hausses dépassant un “seuil de tolérance“ et les émeutes sociales qu’elles entraînent immanquablement».
Les nombreux exemples recensés à travers le monde étayent malheureusement ce risque. Ce que propose le rapport, à savoir le “ciblage”, est très loin de la réalité sociale du pays, lequel, suite à la révolution, a vu les revendications exploser.
Les acteurs institutionnels, pour leur part, n’ont pas été capables de maîtriser les évolutions. La Tunisie a déjà connu, dans des émeutes sanglantes, celles “du pain” en 1984. Est-il raisonnable dans ce cas de refaire le même scénario?
La BM ou le FMI semblent ne pas avoir appris grand-chose des faits historiques. Pourtant, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie et ancien vice-président de la Banque mondiale, a longuement décrit les ravages auxquels a conduit l’application des recommandations de la Banque, notamment dans plusieurs pays africains. Ces deux institutions, qui «semblent avoir beaucoup évolué depuis une dizaine d’années, gardent leurs anciens réflexes. Cela s’est vu dernièrement en Grèce. De même, on se rappelle qu’en 1986, contrairement à d’autres pays, notamment africains, qui ont suivi à la lettre les recommandations d’ajustement structurel de la Banque mondiale conduisant à la perte rapide de grands pans de leur tissu industriel, la Tunisie a su résister en étalant sur 12 ans le processus de libéralisation des importations et les mesures de sauvegarde, dont le Programme de mise à niveau, lancé en 1996, a été un élément principal».
Banque mondiale : après les recommandations, les reproches…
La réduction des déficits budgétaires, indispensable dans de nombreuses situations, implique souvent des mesures impopulaires… Reste que, pour que les mesures prises soient adoptées par les populations, il est important qu’on les implique dans leur mise en place. Exiger d’un peuple de faire des sacrifices suppose lui expliquer le pourquoi et le comment des choses. Des conditions nécessaires à son adhésion aux programmes d’austérité.
Les recommandations de la BM ne sont pas les plus adaptées dans certains pays et par rapport à certains contextes. Elles ne revêtent pas un caractère divin, des erreurs d’appréciation peuvent très souvent arriver. C’est ce qui d’ailleurs explique qu’un haut responsable de la Banque mondiale a reproché à des pays en développement, après leur avoir imposé nombre d’ajustements, d’avoir suivi, sans résister, leurs recommandations de libéralisation brutale. «Ce même responsable et d’autres rapports de la Banque mondiale ont reconnu officiellement la pertinence de la démarche tunisienne. En fait, dit ce responsable, c’est dans les pays comme la Tunisie, où les capacités de l’Administration permettaient d’instaurer un dialogue équilibré, et non soumis, que la coopération avec la Banque a été la plus fructueuse. C’est dire que le meilleur moyen d’avoir des rapports utiles avec ces partenaires incontournables de la Tunisie, que sont les institutions internationales, est celui défendant fermement les positions qui préservent les intérêts du pays».
«Pour conclure, et au-delà de cette question importante de la compensation, il est à souligner que face à la crise économique aiguë que connaît la Tunisie aujourd’hui, il y a véritablement deux catégories de réponse possible. L’une serait une application mécanique du “Consensus de Washington“, l’autre viserait l’instauration d’une véritable économie sociale de marché qui reconnaît, d’une part, l’efficience de l’initiative privée comme moteur de la croissance et réaffirme, d’autre part, l’importance du rôle de l’Etat dans la construction d’environnements concurrentiels favorables par l’intervention “en amont“ dans l’infrastructure, la formation, la recherche, le financement et l’appui à l’entreprise», estime le ministre, technocrate et expert dans les questions se rapportant aux négociations avec la BM.
Pouvoirs publics, forces politiques et sociales devraient, par conséquent, unir leurs efforts, mobiliser pour faire pencher la balance des politiques nationales vers l’instauration d’une économie sociale adaptée au modèle de société tunisien qui a toujours fini par gagner malgré tous les bouleversements que le pays a dû subir depuis son indépendance.