Il va de soi que le socle de la démocratie réside dans la liberté d’expression. Celle-ci s’entend dans tous ses états, c’est-à-dire la parole, l’art, la presse, et l’engagement politique ainsi qu’associatif.
La soif de liberté est infinie, chez les Tunisiens. Pour l’avoir retrouvée, longtemps après l’avoir désirée, nous aurions, parfois, tendance à en faire un usage excessif/abusif. Pour empêcher les débordements, des garde-fous sont nécessaires. Soit! Il faut veiller à ce que les esprits chagrins ne nous fassent pas glisser vers le verrouillage de la liberté. vigilance!
Nizar Ben Sghaier, président de l’Association Tunisienne des Anciens de l’ENA de France (ATAENA) et ses camarades s’emploient, avec méthode, à examiner les options novatrices de la nouvelle Constitution tunisienne, une par une.
Lors d’un séminaire précédent, ils ont débattu des dispositions relatives à la décentralisation et au développement régional. Michel Charasse, grande figure du mitterrandisme et l’un des architectes de la réforme régionale en France, était leur invité d’honneur.
Leur seconde journée d’étude a été consacrée à la liberté d’expression. Il faut entendre liberté d’opinion, de création et de participation à la vie politique et associative. Cette fois, Philippe Bilger, avocat général près la Cour d’appel de Paris, celui-là même qui a mis Christiane Taubira en difficultés à propos de ses présumés doctorats, était modérateur.
Inaugurant l’événement, Hamadi Fehri, directeur de l’ENA, à l’effet de mettre en valeur la centralité du problème, dira, dans une formule magique “On est pauvre, non pas parce qu’on manque d’argent mais parce qu’on est sans voix“.
Sève indispensable à l’édifice démocratique, la liberté peut-elle être soumise à contrainte? C’était l’interrogation majeure qui a structuré le débat de l’ATAENA.
Tunisie, un passé constitutionnel liberticide
Quelle place la nouvelle Constitution réserve-t-elle à la liberté d’expression? Pour répondre à la question, Houda Touzri, juge au Tribunal administratif, s’emploiera à user de regards croisés sur les deux Constitutions de la Tunisie indépendante.
Elle a procédé à une sorte d’exploration sous forme de benchmarking constitutionnel. L’opinion est édifiée sur le paradoxe du texte fondateur de juin 1959. Celui-ci faisait une grande place à la liberté et dans le même temps l’étouffait par des dispositions annexes.
Pour Houda Touzri, notre patrimoine constitutionnel est liberticide. Le texte a connu trois étapes. Dans sa première mouture, rédigée en janvier 57, sous le Beylicat, le texte disposait que “La liberté d’opinion est exercée dans les conditions définies par la loi“. Quelle infortune! Cependant, un rayon d’espoir est venu dans la seconde mouture, datant de janvier 1958. Ecrite dans l’euphorie de la République naissante, celle-ci a essayé de noyer le poisson. Elle a esquivé le concept global de liberté d’expression évoquant pêle-mêle des libertés fragmentées, telle la liberté d’opinion, de la presse, mais sans faire référence aux restrictions légales.
On s’est laissé endormir pensant que la partie était gagnée, précisait la magistrate. Surprise et déception dans la version définitive du texte de juin 1959, la liberté est sous l’œil vigilant de la loi. Nous nous permettons toutefois d’ajouter que la mainmise de l’Etat sur la presse, en particulier, s’est fait progressivement.
Dans le tout premier gouvernement de la République, Béchir Ben Yahmed –fondateur de l’hebdomadaire Jeune Afrique- était secrétaire d’Etat à l’Information. Il citait dans ses mémoires que tout le temps qu’il était en poste, Bourguiba n’a jamais manifesté de tentation de censurer. La dérive est venue plus tard et de manière insidieuse.
Quid du texte du 27 janvier 2014
Avant d’en arriver au texte définitif, Houda Touzri a rappelé que les constituants avaient soudainement repris les réflexes de leurs ainés en cherchant à garroter la liberté par des restrictions difficiles à cerner telles “la protection des tiers contre la diffamation et pour le respect de la vie privée, la sécurité..’’. Cela laisse la porte ouverte à l’interprétation du législateur, et selon elle, cela pourrait conduire à anéantir la liberté.
Toutefois, dans le texte définitif du 27 janvier 2014, on a trouvé la juste parade qui empêcherait toute dérive et qui consiste à énumérer, dans l’article 49, les motifs précis que l’on ne doit enfreindre. Il s’agit de motifs compatibles avec les exigences d’un Etat de droit, telles la morale publique ou la sécurité nationale. En l’occurrence, se réjouit-elle, toute tentative de restriction de liberté doit passer par une action en justice et tout ce qui relève de la morale publique est contrebalancé par le principe de la proportionnalité, chose validée par la jurisprudence dans les démocraties.
L’exemple était l’interdiction de manifester sur l’avenue Bourguiba au vu du préjudice subi par les commerçants riverains. Cet article a été retiré parce que le dommage invoqué était disproportionné par rapport à l’interdiction. En un mot, la “morale publique“ sera forgée par la jurisprudence nationale, et en la matière, ajoute la juriste, le risque sur la liberté est tout à fait maîtrisable.
La censure de la presse, au concret
Avec son calme olympien, Hamida Ben Romdhane, premier PDG du quotidien La Presse de Tunisie après le 14 janvier 2011, décrivait, sereinement, comment peut s’installer une censure de l’information à travers le vécu de cet important quotidien.
Ce titre prestigieux créé par Henri Smadja était acquis au régime colonial dès sa création. L’impression du journal ne se faisait qu’avec l’aval du résident général, symbole de l’autorité d’occupation. L’inféodation de la rédaction était donc dans les esprits de l’équipe.
Sous Bourguiba, le journal n’a fait que changer de tutelle, prolongeant le principe de la soumission. Le 7 novembre 1987, ironie du sort, l’édito titrait “les paris réussis du Bourguibisme“. Réagissant à l’évènement du jour, le “Changement“ fut salué dans une édition spéciale promptement imprimée dans la matinée, mettant en avant “Ben Ali, l’homme providentiel“. Et Hamida Ben Romdhane, de rappeler le commentaire du journal le monde: “Pour la Presse de Tunisie, une étoile a remplacé une autre“. Cela résume bien le ronron habituel auquel on soumettait la rédaction.
Et notre confrère de résumer le barème des sanctions en cours: pour le journaliste, c’était le retrait de tout papier critique; pour la direction, c’était l’étranglement financier par la suppression de la publicité publique, signal dissuasif pour les annonceurs privés lesquels, en général, se retiraient. Et en cas de résistance, l’interdiction par la justice. Naturellement la poursuite policière pour les plus déterminés. Et voilà la boucle est bouclée.
L’appréciation hésitante de la liberté
Anis Morai, professeur de droit public à l’ESSEC de Tunis et journaliste à RTCI, s’interroge sur l’étendue du champ de la liberté de la presse dans la nouvelle Constitution. La création de la HAICA règle-t-elle le problème définitivement, en ce sens qu’elle préserve la liberté en se protégeant des excès?
Peu nantie, l’instance n’est pas en pleine possession des moyens techniques et technologiques requis pour qu’elle se comporte en régulateur avec un certain aplomb d’autorité de régulation. Ses premiers pas, dans le métier, ont suscité une polémique. Sa condamnation d’une chaîne au paiement d’une amende la fait présenter comme une juridiction. Bien que ses décisions soient attaquables en justice, ses premiers pas s’apparentent à un acte d’autorité que de régulation. La crainte est que l’on glisse de la régulation à la limitation. Crainte légitime, partagée du reste par Ahmed Jaafar, SG du syndicat des conseillers des services publics qui craint qu’au motif de débarrasser le discours syndical des propos critiques et d’invective on ne cherche à atteindre la liberté d’expression syndicale.
Les exigences de neutralité et d’objectivité sont indispensables au discours et au combat syndical. La crainte est que, sous couvert d’interdiction de la verve syndicale et de ses débordements éventuels, on arrive à mettre au pas l’action syndicale, proprement dite.
C’est du retour du cauchemar de la perte de liberté que les Tunisiens ont peur. Ils savent d’expérience que si l’on commence par la limitation rationnelle, le risque est grand de dériver vers le conformisme, lui-même antichambre de la soumission, et ainsi de suite, on se laisse déposséder.
Débattre de ces questions, comme a entrepris de le faire l’AATENA, c’est un acte d’hygiène démocratique.