Titrer ainsi une intervention à propos de l’audit des trois banques publiques révèle à lui seul l’absurdité d’une telle mesure qui ne peut être réussie si elle n’est pas adossée à des réformes logiques, rationnelles et cohérentes des banques en question. Il s’agit en l’occurrence de la BH, la STB et la BNA.
Pour l’histoire, l’Arlésienne désigne une personne ou une chose dont on parle tout le temps mais qui n’apparaît jamais. Il s’agit d’ailleurs d’une nouvelle d’Alphonse Daudet, dans laquelle le principal protagoniste, en l’occurrence le neveu de l’auteur, se suicide mais où la cause du suicide, l’Arlésienne, reste la grande inconnue et méconnue.
C’est ce qui d’ailleurs amène Dhafer Saïdane, docteur en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, maître de conférences HDR à l’Université Lille 3, professeur à Skema, chercheur et auteur de la recherche à propos de l’audit des banques publiques tunisiennes, à poser la problématique de l’audit des banques tunisiennes en ces termes: «Cet audit serait-il devenu cet évènement dont tout le monde parle mais dont nous n’arrivons pas à voir les effets»?
Pour Dhafer Saïdane, la question posée lors de la journée ouverte organisée mercredi 16 avril à la BCT à propos des audits des banques publiques ne pose pas déjà la problématique comme il se doit, car nous ne devrions pas nous demander «Quel rôle doit jouer l’Etat dans le secteur financier?», mais plutôt fixer les limites de l’intervention de l’Etat dans les secteurs bancaire et financier considérés comme des secteurs systémiques et dont les risques de déstabilisation peuvent avoir de graves conséquences sur l’économie du pays.
A quoi servent les banques tunisiennes, publiques et privées? Et quel doit être le rôle de l’Etat dans ce secteur, l’un des plus sensibles –voire le plus sensible- de l’économie? C’est ainsi que M. Saïdane pose la problématique.
Car d’après lui, avant de parler de restructuration, il faudrait attendre les résultats des audits, mais plus important encore, il faudrait songer sérieusement à mettre en place des pré-fusions: «C’est une question de bon sens». Les pré-fusions impliquent par conséquent la miscibilité des cultures, le rapprochement de lignes d’activité et économies d’échelle pour «évoluer progressivement vers une concentration effective et salutaire». C’est, à titre d’exemple, choisir les activités où l’une des banques en question est la plus performante et les mixer ensemble dans un même réseau en tentant d’ores et déjà des simulations pour de fusions gagnantes.
Les questions à un million de dollars sont dans ce cas: «l’Etat a-t-il besoin de déléguer au marché une telle mission ou tout au moins de communiquer sur cette délégation de la sorte au point de laisser penser que la haute administration tunisienne, qui regorge pourtant de compétences, était incapable de s’acquitter d’une telle tâche? La Tunisie compte être un Etat “leader“ dans une économie émergente fragile ou “follower“ de lobbies qui verrouillent le jeu du marché pour protéger quelques intérêts privés?».
Pour l’expert financier, l’Etat doit garder son rôle de régulateur et de garant du succès de tout processus de réformes. «Nous devons re-réfléchir les rôles des banques dans notre pays, lesquelles, au sens étymologique du terme, doivent investir dans les winners. Quant à l’Etat, il doit être muni d’un bras financier en l’occurrence la CDC. Cette Caisse a une grande responsabilité dans le financement des grands projets, le soutien aux PME/PMI et le développement du partenariat Public/Privé».
Dans la phase actuelle par laquelle passe la Tunisie, il est essentiel, estime M. Saïdane, que les autorités étatiques traduisent et adaptent les enseignements de l’audit au contexte socio-économique tunisien. Les pouvoirs publics doivent exprimer rapidement et clairement ce qu’elles attendent de leur système financier. Que veut-on faire? Quelles réformes? Avec quels moyens? Pour quels objectifs?
Rappelons que le système financier doit s’inscrire parmi les moyens prioritaires du redressement économique du pays. Pour cela, l’Etat doit s’y investir afin de ne pas en laisser l’initiative au privé dont l’objectif –légitime- ne peut être le développement macroéconomique mais la rentabilité microéconomique à court terme, source de dividendes.
Une question se pose à ce propos: comment, dans un pays à genoux, les banques privées s’en sortent à merveille avec des administrateurs payés à des centaines de milliers de dinars alors que les banques publiques sont également à genoux en concordance avec la situation économique de la Tunisie?
Les banques privées peuvent, pour leur part, élever les agios ou les intérêts sur les prêts accordés, cela marche à tous les coups car elles ne sont pas soumises aux mêmes contraintes de celles publiques.
«L’économie tunisienne risque de subir un «“effet de massue“ via le système bancaire. L’Association professionnelle tunisienne des banques et des établissements financiers, dans son rapport 2013, évoque les résultats édifiants d’un stress test effectué sur l’économie tunisienne.
Le résultat est le suivant: une dégradation de la croissance en Tunisie couplée à une politique monétaire restrictive avec hausse des taux d’intérêt, une baisse de la consommation privée et de l’investissement ainsi qu’un déséquilibre de la balance commerciale avec, pour conséquence pour les banques, une chute des crédits aux ménages et aux entreprises, parallèlement à une hausse des défaillances qui conduirait à une perte de 3,89 points de croissance.
L’APTBEF confirme donc, et cela nous rassure. Joseph Schumpeter avait bien raison: les banques peuvent jouer le rôle d’effet de levier par la sélectivité des meilleurs projets, mais aussi celui d’un effet de massue dramatique en amplifiant les effets négatifs des chocs macroéconomiques».
Le double choc des bilans bancaires: la montée des risques
En Tunisie, explique Dhafer Saïdane, la dégradation de l’environnement économique post-révolution a affaibli la résilience du secteur bancaire. A l’actif, l’éternel problème des crédits non performants. Au passif, le manque chronique de liquidité.
«L’incertitude post-révolution a créé un phénomène de panique, bien connu dans la littérature académique. Il a provoqué des retraits inopinés massifs de liquidité. Les ratios de liquidité se dégradent et deviennent, pour beaucoup de banques tunisiennes, au-dessous de la norme réglementaire. Face aux problèmes découlant d’un manque de liquidité récurrent, la Banque centrale de Tunisie n’a aucun choix possible. Elle est obligée de jouer le rôle de PDR (prêteur en dernier ressort), afin de ne pas étouffer l’économie. Intervenir pour satisfaire les besoins des banques en liquidité devient un devoir national».
Ce que ne nous dit pas Dhafer Saïdane, c’est qu’aussi la communication trop alarmiste menée ces dernières semaines par les ministres du gouvernement Jomaâ à la veille du lancement de l’emprunt national semble avoir suscité un mouvement de panique auprès de la population qui s’est empressée d’aller retirer de l’argent dans les banques fragilisant encore plus les provisions bancaires. Alors qu’il aurait fallu sensibiliser les Tunisiens à la gravité de la situation tout en les impliquant dans les solutions et en laissant la porte grande ouverte à l’espoir et la possibilité de faire sortir le pays de l’ornière dans laquelle il se débat depuis plus de trois ans. «Il y a eu rupture de la confiance dans le système et donc une forme de “banking run“, c’est-à-dire une panique et un retrait inopiné et massif des dépôts. Les problèmes des banques publiques tunisiennes sont classiques, liés au multiplicateur de crédit qui ne joue plus son rôle. En d’autres termes “moins de crédits performants donc moins de dépôts“». En effet, la baisse des recettes en devises des secteurs touristique et minier (phosphate) y est pour beaucoup.
A cela s’ajoute, précise l’auteur, le «hors-piste» ou le «hors-circuit», c’est-à-dire cette montée inexorable des règlements des transactions commerciales informelles en dehors du circuit monétaire officiel. Bien entendu le renforcement des règles prudentielles bâloises (de 1 à n) en matière de solvabilité, de liquidité, de maîtrise des grands risques et de sanctions en cas d’infractions est une démarche à recommander. Mais un Etat omniscient si possible, anticipateur et visionnaire plutôt qu’un «Etat-pompier», c’est-à-dire seulement un régulateur ex post, c’est encore mieux.
Car tant que l’Etat tunisien se limite à éteindre les feux et à ne pas engager des réformes structurelles aussi bien dans les banques publiques que dans tout le système financier du pays, aucune aide, aucun soutien ne lui sera accordé, et les instances de Washington n’accorderont pas un centime à notre pays car le consensus de Washington exige une efficacité du système financier, déficient à ce jour dans notre pays.
Dans la prochaine partie de cette intervention de Dhafer Saïdane, nous découvrirons les raisons de la diabolisation des banques publiques.