L’accès à la légalité pour booster le développement de la Tunisie


economie_tunisie-26042014.jpgAu
regard de l’ampleur des inégalités sociales, des disparités régionales et autres
précarités structurelles en Tunisie, tout observateur objectif de l’évolution de
ce pays est tenté d’y percevoir, avant tout, un «Etat de non-droit», voire un
Etat scélérat et extralégal. Un statut qui n’a pas permis, depuis plus d’un demi
siècle d’indépendance, au pays de se développer, harmonieusement.

Les manifestations concrètes de cette informalité sont perceptibles à travers la
prolifération de l’économie souterraine, la fraude fiscale, la marginalisation
des régions de l’ouest et du sud du pays, l’exode rural, la contrebande, le
terrorisme, le crime organisé, l’iniquité des chances, le régionalisme…

Cela pour dire que ce statut, pour peu qu’il perdure, constitue une option
perdante d’avance en ce sens où il ne permettra jamais aux Tunisiens
d’ambitionner de rattraper, un jour, le peloton des pays dits développés.

Raison d’Etat et Etat de droit

La raison est simple. Elle réside dans les choix du départ. Les gouvernants qui
se sont succédé à la tête du pays ont pris, délibérément, le contre-pied des
pays développés et opté, dès le départ, pour la «Raison d’Etat» et non pour
«l’Etat de droit», deux notions diamétralement opposées.

“La raison d’Etat“, principe au nom duquel un Etat s’autorise à violer le droit
au nom de l’intérêt supérieur du pays, est vue comme une justification du
pouvoir despotique pour transgresser la loi dans l’objectif de survivre et de
durer le plus longtemps possible.

“L’État de droit“ ou “la primauté de la légalité“ est une situation juridique
dans laquelle toute personne a des droits mais aussi des devoirs, et se trouve,
par sa volonté d’«avoir des droits», soumis au respect du droit, et ce du simple
individu jusqu’à la puissance publique.

Hernando de Seto, célèbre économiste péruvien, estime que la prospérité que
connaissent, de nos jours, les pays industrialisés a pour origine leur option
pour l’Etat de droit et que la précarité dans laquelle évoluent les pays en
développement est due en grande partie à leur non-accès à la légalité.

Pour l’auteur du “Le mystère du capital“, «aucune vie moderne n’est possible
sans formalité (c’est-à dire sans Etat de droit)».

L’économie informelle génère désordre et pauvreté

Hernando de Seto, qui a travaillé sur l’économie informelle en Tunisie, en
partenariat avec la centrale patronale (UTICA), pense que «l’économie informelle
est l’opposé de l’Etat de droit. Elle génère désordre et pauvreté, plutôt
qu’ordre et richesse. L’économie informelle ne constitue pas un ordre
alternatif, mais bien une anarchie économique».

A preuve, selon l’étude qu’il a effectuée, à cette fin, «524.000 entreprises sur
un total de 616.000 opèrent dans l’informel (85%). Le total des actifs
commerciaux et immobiliers de ces 524.000 entreprises extralégales équivaut à un
montant de 115 milliards de dollars (180 milliards de dinars), soit 11 fois la
valeur capitalisée des entreprises cotées à la Bourse de Tunis (10,7 milliards
de dollars), 4 fois le stocks des investissements directs étrangers depuis 1976
(25,9 milliards de dollars), 6 fois et demi le budget actuel de l’Etat (28
milliards de dinars).

Moralité: ces chiffres sont assez éloquents pour démontrer que l’informalité est
loin d’être un phénomène marginal en Tunisie, d’où tout l’enjeu de s’y pencher.

Et Hernando de Seto de tirer les enseignements: «la valeur potentielle des
actifs des extra-légaux en Tunisie est telle que, si la possibilité de combiner
leurs biens n’était pas bridée, s’ils étaient intégrés dans la sphère légale,
cela permettrait à la Tunisie de se développer et de créer de l’emploi de façon
considérable».

L’autre conséquence de l’extra-légalité est manifestement la fraude fiscale.
Faut-il rappeler, à ce sujet, que le manque à gagner pour l’Etat, par l’effet de
la fraude et des activités extra-légales, est estimé respectivement à 50% et à
plus de 20% des recettes fiscales actuelles.

Au rayon de l’iniquité fiscalité, à signaler qu’à la faveur de la solution de
facilité, en l’occurrence la retenue à la source, les salariés assurent 92%
d’impôts sur le revenu. Les 8% restants sont payés par les sociétés, médecins et
avocats.

Quelques chiffres méritent d’être retenus: en moyenne, le salarié en Tunisie
paie 100 dinars d’impôts par mois contre 500 DT par an pour chacun des 8.000
médecins que compte le pays, et ce grâce au régime forfaitaire auquel ils sont
assujettis tout comme 450.000 autres personnes physiques et morales.

Concernant les entreprises, sur les 616.000 entreprises du pays, 40% ne paient
pas d’impôts, 60% des entreprises totalement exportatrices sont exonérées
d’impôts. L’impôt sur le revenu des sociétés s’élève à 3,522 milliards de dinars
en 2013: 50% proviennent des sociétés pétrolières, 30% des banques, des
compagnies d’assurance et fournisseurs de téléphonie mobile, les 20% restants
des autres sociétés. Sans commentaire!

L’extra-légalité favorise également la contrebande, utilisée par les gouvernants
pour maintenir, le plus souvent, une paix sociale précaire. Une étude de la
Banque mondiale sur le commerce frontalier a révélé que la Tunisie enregistre
chaque année 1,2 milliard de dinars de pertes, dont 500 millions de dinars en
droits de douanes.

L’enjeu du titre de propriété

Last but and not least, à défaut de documents enregistrés et certifiés par les
institutions de l’Etat, l’extra-légalité interdit à l’écrasante majorité des
habitants des régions de l’ouest du pays, par exemple, de fructifier le tout
petit capital qu’ils possèdent. Les terres qu’ils exploitent sont le plus
souvent la propriété de l’Etat (domaines de l’Etat ou périmètres forestiers…)
tandis que les logements qu’ils habitent sont construis, il y a un siècle, par
leurs aïeuls, sans permis de construire (document nécessaire pour contracter des
crédits), sur des terrains squattés -une situation dramatique qui ne leur permet
pas ni de vendre, ni de louer, ni d’hypothéquer.

Même les bénéficiaires des villages collinaires et autres agglomérations, créés
après l’indépendance pour réduire la disparité de l’habitat, ne jouissent pas,
jusque-là, de titres de propriétés enregistrés dans un registre foncier
-«conservation de la propriété»-, titre indispensable pour être bancable et pour
améliorer sa situation.

D’où l’enjeu pour Hernando de Seto du titre de propriété et son corollaire
l’accès à la légalité, seule voie pour faire migrer son capital de son état
physique vers son état conceptuel lequel, par la magie de l’hypothèque et de la
garantie, peut être fructifié et valorisé à maintes reprises.

Résultat: un bien enregistré et faisant l’objet d’un document juridiquement
reconnu est un passeport pour la prospérité, tandis qu’un bien non enregistré
est un capital mort car il ne peut ni être ni hypothéqué, ni échangé, ni
fructifié.

Le prochain débat national sur le devenir de l’économie du pays, prévu pour
mi-mai 2014, gagnerait à se pencher sur l’examen du dossier des communautés qui
n’ont pas encore accès à la légalité et à la propriété. Il y a de précieuses
ressources à collecter pour peu qu’on y remédie, particulièrement, en cette
période délicate où l’argent public se fait rare.

A bon entendeur.

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