Le
rejet par l’Assemblée constituante de la disposition inscrite dans le projet de
la loi électorale prévoyant l’exclusion des anciens responsables du régime déchu
est un événement marquant qui laissera une trace indélébile dans l’histoire de
la transition démocratique. Au même titre que l’accord sur l’article premier de
la Constitution que l’on doit au génie de Bourguiba, l’adoption d’une Loi
fondamentale consensuelle où chaque Tunisien se retrouve, l’investiture d’un
gouvernement indépendant de compétences soutenu par la majorité des forces
politiques. Des moments de communion nationale.
Mais il ne fait pas de doute que le rejet de la disposition de l’exclusion
obtenue grâce au concours des islamistes d’Ennahdha, malgré les pressions qu’ils
ont dû subir à leur gauche comme à leur droite, représente un développement à
nul autre pareil. Il signe de façon éclatante la convergence entre les
Destouriens et les Nahdhaouis et constitue le début d’un remodelage de la scène
politique tunisienne dont les effets marqueront longtemps les esprits.
Les Nahdhaouis, «enfants légitimes du bourguibisme
La Gauche tunisienne du mouvement Perspectives des années 1970 jusqu’au POCT
marxiste léniniste de Hamma Hammami, en passant par le PCT et son héritier
Attajdid, a été considérée comme l’enfant « illégitime » de Bourguiba, car le
fondateur de la République a ouvert l’école de la République devant les tenants
de cette gauche, ce qui leur a permis de le combattre. Lui avait mis les moyens
de répression de l’Etat pour les opprimer, parfois plus que de raison pour leurs
choix idéologiques et politiques.
A regarder de plus près, les islamistes de la Tendance Islamique devenue
Ennahdha sont, quoiqu’on puisse en penser, les enfants «légitimes» du
bourguibisme. N’oublions pas que le fondateur du Néo Destour était sorti des
rangs des Archéos de ce parti en raison non de choix idéologiques divergents
mais plutôt de méthodes de lutte inadaptées selon lui. N’oublions pas que
Bourguiba s’était inscrit dans la lignée de Cheikh
Abdelaziz Thaalbi, diplômé de la Zitouna. Il s’était opposé à la naturalisation
en brandissant une Fatwa d’un imam de Bizerte et non sur une autre base. Il
avait défendu le voile comme un attribut de l’identité nationale et n’avait
demandé à l’enlever qu’après l’indépendance.
Le premier chef de l’Etat tunisien s’était toujours soucié que ses réformes ne
fussent, à aucun moment, contraires aux préceptes de l’Islam. L’abolition de la
polygamie comme l’appel à ne pas jeûner pendant le mois de Ramadan l’ont été sur
la base d’une interprétation ouverte du texte religieux. Il n’avait jamais prôné
la laïcité. Il avait même reproché à Ataturk, qu’il admirait pourtant, d’être
allé trop loin. Il savait l’importance du sentiment religieux et n’avait jamais
envisagé de contraindre les Tunisiens à s’en éloigner. Bien au contraire, il
tenait à ce que leur attachement à l’Islam fût toujours préservé.
Le «socialisme destourien» qu’il défendait n’était pas ce communisme qu’il
abhorrait plus que tout par tempérament comme par choix. Il était mâtiné de
«justice sociale», de «profits justement répartis», de «coexistence entre les
secteurs public et privé». Quel islamiste ne peut pas être d’accord sur de tels
choix?
Les Nahdhouis ont déchanté…
La convergence entre Destouriens et Nahdhaouis est de ce point de vue dans
l’ordre des choses. Mais pas d’angélisme sur ce plan. Car Bourguiba avait
combattu férocement les islamistes. Il était opposé à l’instrumentalisation de
l’Islam à des fins politiques. «La patrie pour tous, la religion pour Allah»
pouvait être la devise qu’il n’avait jamais exprimée. Car pour lui cet amalgame
risque d’opposer des musulmans entre «trop», «trop peu» ou «pas du tout»
religieux, ce qui peut amener à mettre dos à dos croyants et soi-disant
mécréants dans une guerre fratricide qui mettrait à mal cette unité nationale à
laquelle il tenait tant et qui était, à ses yeux, le fondement de la Tunisie
moderne.
Si la révolution du 17 décembre – 14 janvier a mis un point final aux excès de
l’Etat policier et d’une dictature prédatrice, elle a réhabilité Bourguiba,
devenu une icône de la nation entière et le bourguibisme avec les différentes
familles d’idées et de choix qu’il a enfantées.
Destouriens, gauchistes et islamistes, tous patriotes parce que foncièrement
tunisiens ne peuvent que se retrouver autour de l’Homme de l’indépendance. Si
les gauchistes ont fait ce chemin, conscients que sans Bourguiba ils ne seraient
rien, les islamistes ont mis du temps pour s’en apercevoir. Leur triomphe aux
élections du 23 octobre leur a donné des ailes croyant que ce succès voudrait
dire un appel à l’islamisation de la société. Ils devaient déchanter, les
Tunisiens leur ont fait savoir que musulmans ils sont, musulmans ils restent.
L’appel à un 6ème califat, la revendication de la Chariaa comme source de la
législation, tout cela n’a pas marché, pas plus que cette saugrenue idée de
complémentarité entre l’homme et la femme.
Victoire posthume de Bourguiba
Le retour au bon vieil article premier de la Constitution de 1959, inspiré par
Bourguiba, a mis fin à une polémique autant inutile qu’inacceptable. Ce fut plus
qu’une victoire posthume du chef du Néo Destour. C’était aussi une première
convergence entre Destouriens et Nahdhaouis qui en auguraient d’autres. Plus
importantes voire capitales.
Dépourvus de toute expérience du pouvoir dans lequel excellaient les premiers,
les seconds n’avaient d’autre alternative que de remettre le gouvernement aux
mains de «compétences indépendantes», celles-là même qui furent formées dans
l’école de Bourguiba. Contraints et forcés pour les uns, de leur plein gré pour
préserver la patrie en danger pour les autres. Qu’importe. L’essentiel, c’est
que la rencontre entre les deux «Vieux», le destourien Béji Caïd Essebsi et
l’islamiste Rached Ghannouchi, a contribué grandement à régler une crise qui
paraissait insoluble.
Certes il a fallu beaucoup de temps et énormément d’efforts. Mais il faut
reconnaître que sans eux, sans leur rencontre rien n’aurait été possible. Cette
convergence d’intérêts et un attachement commun aux fondamentaux de la patrie
ont, une fois de plus, joué pleinement. Il était dès lors inconcevable que
l’exclusion de l’un par l’autre soit de mise. Caïd Essebsi a toujours soutenu
que les islamistes font et feront pour longtemps partie du paysage politique
tunisien. On se rappelle aussi avec quelle assurance le président de Nida Tounès
affirmait haut et fort que la disposition sur l’exclusion ne passera pas quand
bien même toutes les autres forces le voudraient. Car l’ensemble des partis,
d’Al-Joumhoury à Ettakatol en passant par le CPR, l’Alliance démocratique et
Jebha Chaabia y étaient favorables.
Rached Ghannouchi a mis tout son poids et l’essentiel de son prestige pour que
cette disposition soit rejetée. Il en a fallu de peu et le président d’Ennahdha
a dû se démener pour obtenir gain de cause, car nombreux sont les militants de
son parti qui n’y étaient pas disposés.
Vers une réconciliation entre Destouriens et Nahdhaouis…
Maintenant on est en face d’un paysage politique en cours de remodelage, car ce
qui vient de se passer laissera, à n’en point douter, des traces indélébiles. La
convergence objective entre Destouriens et Nahdhaouis, rassemblés autour de
valeurs communes d’attachement à l’identité arabo-musulmane, de patriotisme, de
justice sociale, de mesure sera le moteur d’une alliance future qui n’est plus
aussi étrange qu’il n’y paraît. Reste pour les islamistes de faire leur mue. Ils
doivent séparer le religieux du politique. La politique c’est du profane, la
religion du sacré. Que les Nahdhdaouis soient des islamo-démocrates, cela est
parfaitement concevable. Ils seront de Centre droit, tout juste comme les
Destouriens.
Serions-nous en phase de réconciliation entre Destouriens et Nahdhaouis? Est-ce
indispensable parce que la rencontre entre les deux «Vieux» a déjà scellé cette
réconciliation?
Que tous les deux appellent de leurs vœux à la constitution d’un gouvernement
d’union nationale, pour l’un consensuel pour l’autre après les prochaines
élections, cela fera une autre convergence qui ne peut qu’être applaudie par les
Tunisiens. Les convictions des uns et la compétence et l’expérience du pouvoir
des autres ne peuvent qu’être utiles à la patrie dans ce moment capital de
fondation de la démocratie. La reconduction du gouvernement Mehdi Jomaa est même
envisagée par les deux grands partis de la scène politique. Serait-ce une bonne
chose? Sans doute, car cela donnera une campagne électorale apaisée sans
véritable enjeu partisan, puis elle donnera au gouvernement le temps et un
horizon clair pour qu’il puisse mettre en place les réformes douloureuses dont
le pays a grand besoin.