Les sondages d’opinion ne sont pas fiables, cela est un fait. Car quelque soit la représentativité de l’échantillon considéré les marges d’erreur sont toujours inévitables. Puis l’opinion publique est versatile, ce qui est vérité aujourd’hui sera son contraire le lendemain. Mais les sondages peuvent donner des indications, imprimer des orientations, mettre des points sur les i, suggérer des explications et des interprétations.
Le baromètre du mois de mai de Sigma Conseils qui donne pour la première fois Mehdi Jomaa le chef du gouvernement comme le n°1 parmi les présidentiables éventuels dans les intentions de vote devant Béji Caïd Essebsi, habitué à la première place, mérite qu’on s’y attarde. Car ce qui vient de se passer est d’autant plus remarquable que M. Jomaa n’est concerné par aucune élection comme engagement en a été pris conformément de la Feuille de route du Quartet, parrain du «Dialogue national».
Cent jours après son investiture M. Jomaa reçoit un cadeau inespéré. Il est l’homme politique le plus populaire de Tunisie. Il y a incontestablement un phénomène Mehdi Jomaa
Il ne faut pas revenir à Charles de Gaulle ou à Habib Bourguiba pour se convaincre que l’émergence d’un homme politique en adéquation avec les attentes de son peuple est le fruit de la rencontre, à un moment donné, entre le destin d’un homme et la destinée d’une nation, mais cela n’est pas loin d’être le cas.
Mehdi Jomaa est venu à un moment où les Tunisiens avaient besoin d’un homme pour les rassurer après une phase aiguë de tiraillements partisans, de crise existentielle, de luttes intestines et de violence réelle ou diffuse qui est allée jusqu’au meurtre politique pour la première fois dans l’histoire contemporaine du pays. Sans être l’homme providentiel, car ces hommes là n’existent plus, il a les qualités requises pour le moment où il a été choisi. Bonne bouille, un sourire en coin, toujours avenant, il a cette rondeur qui porte à la quiétude et cette normalité qui fait de lui l’égal de ses compatriotes. Les Tunisiens lui font confiance parce qu’ils peuvent s’identifier à lui. Ni arrogant ni lointain, il parle leur langue, cherche parfois ses mots, a cet accent du terroir qui plaît.
Les Tunisiens lui savent gré d’avoir accepté la lourde charge de redresser le pays à un moment particulièrement délicat. Ils sont conscients des difficultés qu’il rencontre dans la prise en main d’un Etat déliquescent et peuvent lui pardonner sa lenteur dans la prise des décisions, car ils peuvent se mettre à sa place. Il est leur semblable, formé dans l’école de la République, arrivé là où il est par son seul mérite. Même si ce n’est pas toujours vrai, c’est bien ce que les gens ressentent dans leur for intérieur. Même ses gestes les plus personnels le trahissent et font que ses compatriotes s’attachent à lui. La partie de méchoui avec l’ambassadeur d’Allemagne sur la route comme le fricassé pris sur le pouce à Belleville le rendent encore plus proche des Tunisiens.
L’équipe dont il s’est entouré dans le gouvernement de compétences lui a donné une incontestable aura auprès de ses compatriotes, plus que jamais admiratifs du mérite par l’enseignement et le travail. L’ascenseur social que fut et reste l’école de la république est l’objet de la fierté de tous les Tunisiens. Cette «méritocratie» là, ils en raffolent et ne s’en lassent guère.
Peu importe que Mehdi Jomaa fût militant islamiste
Que Mehdi Jomaa fût membre du gouvernement précédent, «le gouvernement de l’échec», celui qui a mené le pays là où il est, «en quasi-banqueroute», les Tunisiens n’en ont cure. Qu’il ait été dans une précédente vie, militant islamiste ou proche d’Ennahdha comme on le dit ou on le suggère, ce qui expliquerait qu’on l’ait choisi pour prendre un ministère dans «le gouvernement de technocrates» que voulait former l’ex-Premier ministre nahdhaoui, Hamadi Jebali, ses compatriotes le lui pardonneraient volontiers et sans états d’âme. Le passé, c’est le passé. On est «les enfants d’aujourd’hui», disent les Tunisiens avec conviction.
Nos compatriotes sont soucieux du présent mais aussi de l’avenir. Le passé ne revient pas. La phase postrévolutionnaire connaît toujours des soubresauts, on en est persuadé et il faut achever cette transition au plus vite. C’est pour cela que les Tunisiens le chargent comme la Feuille de route de préparer le terrain à des élections libres, loyales et transparentes, aux standards internationaux. Les élections ce n’est pas le jour du scrutin, cela, ils le savent pour avoir, par le passé, expérimenté ce genre d’exercice, mais elles étaient sans enjeu. La consultation électorale se prépare tous les jours par un climat de liberté, de concurrence loyale, de neutralité de l’administration qui doit être au service de tous et non de quelques uns. C’est pourquoi, ils attachent de l’importance à ce que Mehdi Jomaa s’attaque aux nominations partisanes, garantisse la neutralité du service public y compris des lieux de culte, les mosquées qui doivent être rendues à leur fonction première, mais aussi des médias publics dont la tonalité doit être dans l’intérêt de tous sans exclusive. L’opinion publique est sur ce plan en phase avec les engagements de la Feuille de route du Quartet parrain du «Dialogue national».
L’Etat incapable de payer les salaires ?
Mais par-dessus tout, les Tunisiens investissent Mehdi Jomaa et son équipe de la responsabilité de remédier à la situation économique dont ils se doutent qu’elle soit catastrophique car ils la vivent tous les jours. La flambée des prix et la détérioration du pouvoir d’achat les rendent incapables de joindre les deux bouts. Les classes moyennes, qui faisaient la fierté de la Tunisie, sont en voie de paupérisation, alors que les catégories démunies deviennent des laissés pour compte. Cela, ils en sont conscients et peuvent à la limite le comprendre, mais qu’on vienne leur dire que l’Etat serait incapable de payer le salaire de ses fonctionnaires, cela dépasse leur entendement.
Mais très vite, on balaie cette hypothèse du revers d’une main. Ils respirent. Eux aussi n’en croyaient pas leurs oreilles. Cette dualité inquiéter/rassurer, on ne sait si elle est le fruit d’une volonté délibérée ou la résultante d’un concours de circonstances, mais les Tunisiens l’ont bien encaissée. C’était indubitablement un choc mais il faut bien le dire, un choc salvateur.
Qui est responsable de cette situation? Magnanimes, ils ne veulent pas le savoir. Seul le microcosme politique qui vit en vase clos et se chamaille pour un oui ou un non chercherait un coupable. Les Tunisiens, dans leur extrême majorité? Pas du tout. Car en fin de compte, la Troïka ce sont eux qui l’ont portée au pouvoir pour des considérations multiples et variées. Son impréparation à gouverner le pays, son inexpérience du pouvoir, son incompétence aussi sont criardes. Mais cela, ils pouvaient les lui pardonner du moment qu’elle a accepté de quitter le gouvernement et de remettre les clefs à un gouvernement de compétences, certes contrainte et forcée mais quand même sans violence aucune et sans coup férir.
Les Tunisiens en tirent une fierté, car c’est cela aussi le génie tunisien. Pas de rancœur ni de rancune. Pas d’esprit de revanche non plus. Que Mehdi Jomaa ait essayé d’arrondir les angles, de dire un discours lisse envers les précédents gouvernants, les Tunisiens ne lui en tiennent pas rigueur. Au contraire, ils lui en sont reconnaissants. Ils en ont vu d’autres et le pays a toujours transcendé ses crises. Fatalisme ou croyance à leur bonne étoile, allez savoir.
Valeur travail et prestige de l’Etat…
Mais par-dessus tout, c’est quand Mehdi Jomaa leur a parlé travail et prestige de l’Etat, deux valeurs cardinales de son gouvernement, que les Tunisiens se sont trouvés en phase avec lui. Car malgré les apparences, les Tunisiens sont un peuple laborieux qui croit en les vertus du travail bien fait, de l’effort qui mérite récompense. Le petit cultivateur qui va à son champ tous les jours au petit matin, qu’il pleuve ou qu’il vente, le petit épicier qui ne ferme guère sa boutique et joue un rôle social, les petits artisans qui ne rechignent pas à la tâche en remettant tous les jours à l’ouvrage sont ceux-là les spécimens des Tunisiens qui peuplent ce pays.
Doté d’un Etat depuis la nuit des temps, au moins depuis la République de Carthage dont Aristote vantait la Constitution, la première au monde, les Tunisiens ont une haute idée de l’Etat et une estime particulière pour ses serviteurs. Qu’on vienne le leur rappeler, eux qui semblaient l’avoir oublié, voilà un bon point pour Mehdi Jomaa et son équipe.
Mais ce qui fait leur admiration, c’est que malgré leur adhésion, il ne prend pas la grosse tête et reste égal à lui-même, un homme proche d’eux car il est comme eux, pense et agit comme eux, mais néanmoins lointain, car la familiarité ce n’est pas ce qu’il recherche. Sur sa vie personnelle, on connaît peu de choses et c’est mieux ainsi. Madame Jomaa on l’a aperçue, belle femme et élégante dans un habit national dans une photo à l’ambassade de Tunisie à Paris lors de la visite de son époux en France. Mais c’était tout ce qu’on savait de lui. Cette discrétion et cette pudeur sont appréciées par les Tunisiens, habitués à subir les frasques de leurs anciens dirigeants dont les épouses tenaient le haut du pavé.
Mehdi Jomaa fera-t-il le chemin après…?
Bulle médiatique ou vrai phénomène? Quand on ne s’explique la montée d’un homme politique, on pense rapidement que ce sont les médias qui l’ont créé. Mais l’explication est courte et ne convainc guère. Alors, l’on dit lui ou quelqu’un d’autre auraient donné le même résultat. Mais là aussi c’est un peu rapide, car il présente des caractéristiques qui correspondent aux attentes des Tunisiens. Un autre, ce ne serait pas lui et le déclic n’aurait pas marché.
Dans ces conditions, on ne peut pas imaginer qu’un tel homme n’ait pas d’avenir politique en Tunisie. Lui s’en défend disant à qui veut bien l’entendre qu’il est lié par un contrat à durée déterminée et qu’une fois le contrat rempli, il reviendra s’occuper de sa famille. Les Tunisiens le lâcheront-ils pour autant? Dans un pays où les dirigeants des grands partis politiques qu’on peut appeler «les partis du gouvernement» ont l’âge de son père, lui le jeune quinquagénaire détonne par sa jeunesse.
Alors qu’on cherchait l’homme prodigue parmi les vestiges des premières années de l’indépendance, voilà que lui réussit non seulement à leur ravir la place mais à tenir son rang. Qu’il ait été plébiscité comme l’homme politique le plus populaire du pays cent jours après son investiture, alors qu’il n’en demandait pas tant, ce n’est certainement pas un honneur qu’on cherche à lui octroyer mais certainement une lourde charge qu’on veut mettre sur ses frêles épaules.
Reste une condition sine qua non sans laquelle tout tombera à l’eau. C’est qu’il réussisse ce qu’il a appelé lui-même le «challenge» auquel il s’est attelé en janvier 2014 et sur lequel se focaliseront tous ses efforts. Les débuts semblent prometteurs. Le voudra-t-il lui-même? Les Tunisiens y sont prêts. A lui de faire le reste du chemin, le moment voulu.