L’affaire de l’attaque de la maison du ministre de l’Intérieur à Kasserine – c’en est une- continue à alimenter l’actualité. Car à l’évidence, elle est révélatrice de failles intolérables dans le système de sécurité ainsi que de dysfonctionnements dus à une politisation à outrance des services censés assurer la protection de Tunisiens. Comme elle se trouve à la croisée de coïncidences pour le moins troublantes.
Pour les failles, comment expliquer que, dans une zone menacée de nuit comme de jour, celle du mont Chaambi repaire des terroristes, et autour d’un lieu hautement symbolique comme la maison où vivent la femme, les enfants et les propres parents du ministre de l’Intérieur, l’homme qui livre la guerre contre le terrorisme, vingt terroristes, armés jusqu’aux dents divisés en trois groupes (selon la version donnée par le porte-parole du parquet, Sofiène Sliti), arrivent à attaquer la maison du ministre y tuent les quatre policiers de faction de façon horrible sans toucher à la famille pourtant à portée de main, fort heureusement, et se replient sans qu’on soit en mesure ni de les poursuivre ni à plus forte raison à les arrêter?
Un temps, interminable, s’est passé avant que n’arrivent les renforts alors que la maison est en face du district de la garde nationale et à 200 mètres du siège du district de la sûreté nationale.
Les dysfonctionnements qu’on découvre sont horripilants. On connaissait l’attention portée à une information d’un service secret étranger, américain en l’occurrence, mettant en garde contre l’assassinat de Feu Mohamed Brahmi, ce qu’on apprend est dans la même veine sinon pire. Telle cette décision prise par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Ali Larayedh, de ne pas arrêter l’ennemi public n°1 Abou Iyadh alors qu’il était à portée de main. Les services de sécurité parallèles, dont l’existence n’a jamais été confirmée, sont, d’après certaines révélations, une réalité indubitable.
Certains voudraient nous faire croire que c’est pour se venger de la découverte quelques jours plus tôt de leurs plans de s’attaquer à des personnalités et des établissements pour semer l’anarchie dans le pays que les terroristes ont lancé cette attaque. D’autres estimeraient qu’après les coups qu’ils avaient subis sous le boutoir des forces de sécurité, tant au nord qu’au sud du pays, ils chercheraient à reprendre du poil de la bête et à montrer que leur capacité de nuisance demeure entière.
D’aucuns enfin, plus optimistes, jugeraient qu’en s’attaquant à un quartier habité par des civils en pleine nuit avec une grande puissance de feu, les assaillants donnent la preuve qu’ils sont acculés dans leurs derniers retranchements et qu’ils sont obligés de recourir à des solutions désespérées.
Comment expliquer pour autant les dysfonctionnements qui ont été enregistrés au cours de cette opération qui aurait pu tourner au carnage n’eut été la bienveillance divine? Rien ne peut les justifier, ni le manque de moyens car, nous dit-on, les gardes ont manqué de munitions et de gilets pare-balles, ni le manque d’effectifs puisque les deux districts ne disposaient à ce moment précis que de peu d’éléments alors qu’ils auraient dû être beaucoup plus nombreux.
Quant aux coïncidences, elles sont troublantes. Cette attaque a eu lieu au moment où des procès sont intentés à des jeunes gens pour leur participation aux événements ayant concouru à la révolution des 17 décembre 2010-14 janvier 2011. Alors que leurs camarades tombés sous les balles sont considérés comme des «martyrs de la révolution», ces jeunes sont passibles de peine de prison pour avoir incendié des postes de police. Il a fallu du reste des renforts des forces de l’ordre à Kasserine ce jour-là pour contenir la foule des protestataires contre ces procès pour le moins iniques. Elle a eu lieu quelques jours après la décision de justice portant dissolution des «Ligues de protection de la révolution», ces milices dont on dit qu’elles sont le «bras armé» du parti Ennahdha et de la formation de Moncef Marzouki, le Congrès pour le République (CPR). Cette décision est proclamée «exécutoire» sans attendre que les autres degrés du jugement soient épuisés.
Mais plus est, cette attaque a été menée au moment où l’on parle de façon, enfin sérieuse, de la fixation des dates des élections, après la promulgation de la loi électorale et la décision enfin prise de séparer les dates des deux scrutins, présidentiel et législatif sans que l’on sache encore par lequel des deux on va commencer.
Quid des élections
Certains parmi nos gouvernants, notamment le président de l’ANC et dirigeant d’Ettakatol, ont réagi à cette attaque en soulignant que la meilleure réplique à cet acte terroriste c’est de tenir les élections à leurs dates prévues dans la Constitution, c’est-à-dire avant la fin de l’année.
Mais compte tenu des conditions dans lesquelles se trouve le pays, tenir ces élections dans cinq à six mois est une véritable gageure. Alors que le terrorisme n’est pas vaincu et qu’il lui est loisible de lancer des attaques là où il voudrait sans qu’on puisse l’arrêter, en arguant qu’il s’agit d’un ennemi invisible dont la capacité de nuisance n’est pas entamée, que les services de sécurité n’ont pas recouvré leur pleine santé et que des failles intolérables peuvent apparaître à tout moment montrant les limites de la reprise en main de la «sécurité nationale», comment imaginer pouvoir organiser des élections aux normes et aux standards internationaux de liberté de choix, de loyauté de la compétition et de transparence des résultats? Sans parler de la situation catastrophique des finances publiques, des effets négatifs de ces actes terroristes sur l’investissement extérieur et sur la saison touristique dont on attendait qu’elle marquât la reprise de ce secteur sinistré.
Le report du «dialogue économique» appelé à proposer des solutions pour arrêter la dérive économique, dû aux atermoiements des acteurs politiques et sociaux ainsi que l’ajournement probable des «mesures douloureuses» à plus tard ne sont pas de bons signaux quant à la capacité du gouvernement de compétences de trancher dans le vif.
Si bien que l’on peut juger que même les acteurs politiques qui appellent à la tenue des élections avant la fin de l’année ne croient pas beaucoup qu’elles puissent avoir lieu à cette échéance.
Avec l’élection du président de la République au suffrage universel, c’est sans doute ce scrutin qui focalise toutes les attentions et aiguise tous les appétits.
Ennahdha s’était toujours opposé au régime présidentiel ou semi-présidentiel qui donne, malgré tout, la primauté au chef de l’Etat et fait de lui le personnage clé de l’Etat. Car il est lui l’élu des Tunisiens et leur président. Alors que le chef du gouvernement, s’il est élu, ne le sera que par une partie des Tunisiens dans une circonscription limitée géographiquement. Il peut d’ailleurs ne pas être un élu. Le parti islamiste doit se mordre les doigts car à l’évidence ce scrutin ne lui sourira pas. Bien au contraire, ce sera son talon d’Achille. Si bien qu’il pense sérieusement ne pas y présenter un candidat. Les partis satellites, le CpR surtout, ainsi que le parti de Néjib Chebbi, Al-Joumhouri, qui ont agi en vue d’arracher de larges attributions à leurs mentors qui ne cachent pas qu’ils sont obnubilés par Carthage, doivent s’interroger s’ils ont bien fait. Du moment que leurs chefs attitrés malgré leur retrait de la fonction première au sein de leurs partis respectifs, ont peu de chances, à l’évidence, à occuper la magistrature suprême.
Quant à l’autre grand parti de la scène politique, Nidaa Tounés, si l’élection présidentielle ne lui pose pas de problème car son candidat est connu et semble incontestable, du moins pour le moment, il traverse la plus grave crise de sa brève histoire, tiraillée qu’il est entre les diverses composantes de sa mosaïque improbable. La fixation d’une date pour son congrès constitutif puis son report sine die sont le signe du malaise profond et persistant dans la formation de Béji Caïd Essebsi.
Toutes les formations politiques, quoiqu’elles disent, sont au devant de crises certaines, pour les législatives, dues aux divisions propres à tout scrutin de listes, larges de surcroît, dont la Constitution revient à ces formations.
Le président provisoire et le président de l’Assemblée constituante -les deux résidus des élections d’octobre 2011-, déjà largement dépassés notamment après la mise en place du gouvernement de compétences et le départ du premier parti de la Troïka des affaires, même s’il demeure le parti dominant de l’ANC, sont de plus en plus contestés dans l’opinion publique. On s’aperçoit qu’ils seront tous les deux candidats à l’élection présidentielle et ont déjà entamé une campagne avant terme en utilisant non seulement les moyens de l’Etat, mais les opportunités que leur statut leur offre. Ce qui est déloyal envers les autres candidats.
Pas uniquement. Car les deux peuvent parasiter l’action du gouvernement par leurs prises de position s’ils ne le font pas déjà par des agissements pour le moins improvisés et frappés du sceau de l’égoïsme étriqué. Surtout du côté du locataire temporaire de Carthage qui, par un activisme à tout-crin, est en train de brasser du vent croyant que cela favorisera sa candidature plus que probable. Il lui arrive, en passant, d’insulter les Tunisiens en les taxant «d’ignares» ou de se disputer avec le ministre de la Défense au vu et au su de l’institution militaire qui n’a pas l’habitude d’être au milieu d’une telle situation qui déshonore son auteur qui, pourtant, ose se faire appelé «haut commandant des forces armées».
La classe politique la plus bête au mode
Il ne fait pas de doute que nous avons la classe politique la plus bête au monde et qu’elle n’est pas en phase avec les Tunisiens ni avec leurs aspirations. Depuis la révolution en passant par les élections du 23 octobre 2011 et tout ce qui s’est passé après, surtout les crises successives nées de l’assassinat de Chokri Belaïd et celui de Mohamed Brahmi, puis l’expansion du terrorisme, cette classe ne s’est pas montrée à la hauteur des défis auxquels le pays est confronté, puisqu’elle a tenu les Tunisiens en haleine lui créant des problèmes au fur et à mesure que d’autres sont réglés avec grande difficulté.
Les Tunisiens sont fatigués, épuisés pour ne pas dire exténués. Is sont désappointés, dépités sinon désespérés. Ils ne font plus confiance à leurs politiques qu’ils ne tiennent pas particulièrement en estime. D’ailleurs, les sondages le montrent bien, puisque plus de la moitié des électeurs potentiels ne savent pas pour qui voter alors qu’ils sont gavés d’émissions politiques, de talk-shows et autres plateaux radio ou télévisés.
Les élections, pas vraiment une priorité
Dans ces conditions, comment organiser des élections? Si pour les politiciens cela peut paraître comme une priorité, car chacun ambitionne de tenir un rôle de premier plan au cours de la prochaine étape, il suffit d’interroger les Tunisiens pour se rendre compte que ce n’est certainement pas la leur. Leur priorité, c’est que la sécurité soit restaurée, que l’économie soit relancée, que leur vie de tous les jours soit améliorée.
Les jeunes qui ont déclenché la révolution fin 2010 l’ont fait pour la liberté et la dignité. Il faut reconnaître que des élections bâclées et organisées dans les circonstances actuelles sont un non-sens. Car les conditions de la dignité sont d’abord et avant tout la sécurité, c’est-à-dire l’assurance de circuler librement, de vivre sa vie sans avoir la peur au ventre, partout et à tout moment.
Des élections maintenant, ce sont des tiraillements, des divisions et des disputes garantis. On reviendra à la case départ. Ce n’est pas le climat propice à sortir la Tunisie de l’ornière où elle se trouve. Le pays a besoin d’une union sacrée ou du moins d’une cohésion nationale pour combattre tous les maux auxquels il a fait face à son corps défendant. C’est ça la priorité des Tunisiens.