Quatre mois après le soulagement général généré dans le pays par l’adoption d’une Constitution, la formation d’un gouvernement de technocrates et la mise en place d’institutions régulatrices républicaines, la déprime est hélas de retour. Les Tunisiens vivent, aujourd’hui, un état de frustration, d’impuissance et de colère.
A l’origine, les tergiversations du nouveau gouvernement et sa tendance fâcheuse à reporter sine die l’exécution des réformes.
Au quotidien, le malaise des Tunisiens est d’autant plus grand lorsqu’ils voient sur la place publique (hypermarchés, salons de thé, réceptions d’hôtels…) les courtisans, collabos et hommes de main du dictateur kleptocrate, Ben Ali, faire mener, en toute quiétude, la belle vie et s’afficher avec leurs emplettes ostentatoires alors que des millions de Tunisiens vivent encore, par leur faute, dans la précarité la plus totale.
L’impunité érigée en système
Leur frustration est d’autant plus grande lorsqu’ils relèvent que des présidents, d’anciens Premiers ministres, ministres, gouverneurs et députés, sécurisés par le maintien de privilèges anticonstitutionnels (rémunérations et retraites généreuses), osent se manifester sur les plateaux de télévision et défendre des soi-disant acquis. Pourtant, ce sont ces mêmes responsables qui avaient déstructuré l’économie du pays, démoli sa diplomatie, bradé ses ressources naturelles et favorisé l’émergence du terrorisme et du crime organisé.
Pour ne citer que l’exemple de la Troïka, le dernier chef du gouvernement, Ali Larayedh, et son ministre des Finances, Elyès Fakhfakh, après avoir laissé le pays au bord de la faillite avec un déficit budgétaire à deux chiffres (y compris le déficit des entreprises publiques), ont l’impudence de défendre, en toute impunité sur les chaînes de télévision, leurs décisions et réalisations.
En Allemagne, la Constitution sanctionne tout gouvernement qui réalise un déficit budgétaire au-delà de 3%.
Selon Moez Joudi, économiste et expert en finances, 30 milliards de dinars ont été dilapidés des caisses de l’Etat durant le mandat de la Troïka et n’ont servi à financer aucun investissement. Dans le détail, cette somme est ventilée comme suit: «16 milliards de dinars d’endettement, 4 milliards fonds de caisse trouvés lors de la prise de pouvoir de la Troïka, 4 milliards de recettes exceptionnelles (inclus l’argent de la cession de Tunisie Télécom) et le reste ce sont les bénéfices des entreprises publiques qui dégagent encore des bénéfices».
L’expert, qui stigmatise l’utilisation de l’endettement à des fins de consommation, s’est interrogé sur la gestion équivoque des recettes des biens expropriés à la famille Ben Ali par la Troïka. Il rappelle que pas moins de cinq entreprises expropriées ont déjà été vendues pour un montant de 3 milliards de dinars, l’équivalent du coût d’une autoroute jusqu’à Tozeur avec des brettelles vers Sidi Bouzid et Kasserine.
Tendance à renvoyer aux calendes grecques les réformes
L’exaspération des Tunisiens est encore plus grande lorsqu’ils constatent que le gouvernement de Mehdi Jomaa a tendance, quatre mois après sa nomination, à opter, tout comme ses prédécesseurs, pour des solutions de facilité (endettement) et à traîner du pied avant d’entamer des réformes tant attendues, particulièrement celles de la fiscalité, des grands travaux dans les régions de l’intérieur et de l’investissement.
Pis, le ministre de l’Economie et des Finances, pressé par le lobbysme patronal, vient de retirer de l’Assemblée nationale constituante (ANC) le projet du nouveau code de l’investissement et le renvoyer aux calendes grecques, voire à un éventuel gouvernement qu’on ne verra peut-être jamais.
Cette fâcheuse tendance à reporter la solution des problèmes confirme les conclusions de l’économiste de la Banque mondiale, Antonio Nucifora, économiste principal pour la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), quant il écrit: «Trois ans après la révolution, le système économique qui existait sous Ben Ali n’a pas changé de façon significative. À la faveur de la révolution, les Tunisiens se sont débarrassés de l’ex-président Ben Ali et des pires aspects de la corruption, mais les politiques économiques restent largement intactes et sujettes à des abus. Le cadre de politiques publiques hérité de l’ère Ben Ali perpétue l’exclusion sociale et favorise la corruption». En clair, les mêmes pratiques lobbyistes demeurent.
Ceci pour dire que le climat d’impunité, d’incompétence et d’irresponsabilité généralisées, qui prévaut dans le pays est devenu intolérable pour d’importants pans de la société. Les risques d’explosion sont, hélas, bien réels.