La Confédération nationale des entreprises citoyennes de Tunisie “CONECT“ a organisé une Journée d’étude autour du thème «Impact socioéconomique du marché parallèle» le samedi, 31 mai 2014, sous l’égide de Naja Harrouche, ministre du Commerce et de l’Artisanat, en partenariat avec l’Ecole supérieure de commerce de Sfax, et ce en présence de plusieurs intervenants et spécialistes.
Les panels ont été animés sur trois axes, à savoir les importations illégales, le secteur informel et la contrefaçon et le piratage industriel.
Des témoignages ont été présentés avec des esquisses de pistes de réforme.
De ce fait, j’ai présenté un essai pour cerner les contours du secteur informel en Tunisie, ses répercussions ainsi que les mesures permettant de limiter ses effets qui commencent à inquiéter à plus d’un titre.
L’accroissement du secteur informel en Tunisie remonte aux années 1970. Ce phénomène se justifie par une diminution des coûts du travail en raison des déviations au niveau de la législation du travail, des pressions fiscales et de l’essor de la contrefaçon et de la contrebande. La dimension dévastatrice qu’a pris l’informel, ces dernières années, et qui fait saigner les ressources budgétaires de l’Etat et risque d’abattre la compétitivité de l’économie commence à susciter une sérieuse inquiétude.
Les chiffres publiés sont alarmants. Le secteur informel en Tunisie est estimé par la Banque mondiale à environ 38% du Produit Intérieur Brut (PIB), 42% de la production et 54% de la main-d’œuvre. L’informalité se concentre dans des micro-entreprises, soit 524.000 unités représentant 35% du tissu entrepreneurial.
En effet, entre les années 60 et 80, la Tunisie a connu un essor démographique, bien que maîtrisé, mais inversement proportionnel à la croissance économique. La population urbaine s’élevait au rythme de 10% mais l’accroissement des emplois ne représentait que 2%. Le développement du chômage s’est accompagné de l’essor du secteur informel.
Sur un autre plan, la divisibilité des produits et leur demande évolutive en raison de la faiblesse du pouvoir d’achat était un facteur aggravant surtout que les prix donnent lieu à des négociations.
L’ampleur du secteur informel tunisien
Le secteur informel est défini dans notre pays comme l’ensemble des activités irrégulières dont l’exercice constitue une fuite devant les normes fiscales, la législation du travail et le droit commercial. Il peut également s’agir d’activités légales assurées par des personnes autorisées à les faire, mais qui ne s’acquittent pas de leurs devoirs du paiement de l’impôt sur le revenu, de la TVA et d’autres impôts et taxes, du versement des cotisations sociales et de la soumission à certaines procédures administratives.
Le secteur informel tunisien se compose d’une multitude de micro-entreprises commerciales ou de production, ayant une taille moyenne, patron inclus, dont l’effectif est compris entre 2,4 et 3,6 personnes. Ce sont des unités indépendantes en vue de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées en opérant à petite échelle avec peu ou pas de division entre le travail et le capital.
Les acteurs du secteur informel agissent au vu et au su de tout le monde. L’administration ne cherche pas à les poursuivre sous prétexte qu’ils font vivre plus de cent-vingt mille familles.
En termes macro-économiques et de pressions concurrentielles, les secteurs formel et informel sont complètement antinomiques. Aucun point d’intersection n’existe entre eux dans le sens où l’on ne peut pas trouver des situations intermédiaires puisqu’il est rare de repérer des entreprises informelles qui, sur un éventail de quatre ou de cinq réglementations, respectent une ou deux au minimum, et des entreprises de la même catégorie qui respectent les réglementations de façon totale.
Le secteur informel et la contribution hypothétique au niveau de la dynamique économique
A ce niveau, une enquête a été menée par l’Institut national de la statistique (INS) au milieu des années 2000 auprès d’un échantillon de micro-entreprises et d’opérateurs dans le secteur de l’informel. Les résultats de l’enquête se sont focalisés sur la présentation de certaines de leurs caractéristiques, notamment au niveau de la production, l’investissement, l’emploi et les salaires.
Les estimations ont montré qu’au niveau de l’emploi, l’effectif de personnes actives dans l’informel avoisinait 433.036 avec une forte composante masculine (84,1%).
Un peu moins du cinquième des emplois concernait des acteurs dans des filières de l’industrie et de l’artisanat, alors que 46% des emplois étaient effectués dans des activités commerciales et de réparation. Les secteurs de services occupaient environ 34% de l’ensemble des effectifs employés.
Emploi précaire et chômage
Source : Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, www.oecd.org/swac/waf, © 2014 Perspectives économiques en Afrique
Concernant les salaires, le salaire moyen calculé sur la base d’un peu plus que 100 mille salariés dégagés par l’enquête est estimé à environ 1,3 le SMIG. Toutefois, 68% de l’ensemble des salariés avaient un salaire inférieur au SMIG. La rémunération des salariés représentait seulement 15,6% de la valeur ajoutée en raison de la prépondérance des catégories des indépendants, des patrons, des associés et des aides familiaux.
La valeur ajoutée des micro-entreprises estimée était de l’ordre 67%. Le ratio en termes d’emplois se situait à 15%. Ceci illustre le désastre, en termes compensatoires, qui touchait la production, l’investissement et les emplois perdus.
L’INS et la Banque mondiale ont évalué, selon la technique des seuils, que le manque à gagner des recettes fiscales et sociales s’élevait, probablement, à 28%.
Contrebande et secteur informel: un mélange dangereux
Si la montée des trafics et en conséquence l’informel échappant au contrôle de l’Etat pose certains problèmes économique et sécuritaire, la manière dont les institutions publiques réagissent en termes de tolérance relative ou détermination absolue à y contrer est une question essentiellement sociopolitique.
La contrebande est un phénomène intimement lié à l’essor de l’informel. Elle désigne une diversité d’activités économiques que l’on aurait tort d’amalgamer. Une lutte se joue, en ce sens, entre les opérateurs économiques qui se situent plus ou moins dans la légalité et ceux qui se situent moins que plus.
Autant l’Etat doit montrer qu’il combat ce phénomène afin de garder sa légitimité, autant il doit éviter d’étouffer entièrement et sans distinction les individus ou les collectifs qui travaillent aussi bien dans le secteur formel que dans le secteur informel.
La contrebande dans le contexte tunisien participe à partir d’un ensemble d’activités de débrouille et de fraude dans les trafics de toute catégorie. D’après le Rapport de l’International Crisis Group publié en novembre 2013 et traitant des liens entre l’informel, la contrebande et le terrorisme dans notre pays, des centaines de milliers, voire des millions de citoyens, sont contraints pour survivre de participer à ce système.
Selon le rapport, ces pratiques frauduleuses représentent, en apparence, une véritable soupape de sécurité capable de désamorcer les violences sociales, freiner l’exode rural, réduire le chômage et offrir des sources de revenus aux habitants des régions frondeuses quasiment privées d’investissement.
Par ailleurs, officiellement, certains membres des corps de contrôle affirment que la contrebande ne doit en aucune manière être tolérée quoiqu’en pratique, et pour la plupart, l’application stricte des procédures réglementaires conduirait à la paralysie économique de franges de populations et de régions entières. L’économie de la débrouille à cheval entre légalité et illégalité est ainsi, presque, un mal nécessaire.
C’est également un mal inévitable. Que ce soit sous le régime de Ben Ali ou aujourd’hui, les autorités demeurent incapables de maîtriser des flux liés aux trafics de contrebande qui ravitaillent l’informel pour une multitude de raisons.
Le trafic ne se limite pas, contrairement à ce que l’on pense, aux allers/retours de véhicules au niveau frontalier; il dépasse ce cadre pour se dérouler aux structures portuaires. En 2013, d’après ce qu’affirment plusieurs statistiques concernant ce phénomène au niveau des frontières, ce serait en moyenne, et au meilleur des cas, un véhicule sur quatre qui serait contrôlé, dont un sur deux repéré. Deux passeraient illégalement par les pistes et deux de manière officielle par les passages frontaliers.
Cette économie de la fraude se divise en plusieurs activités plus ou moins illicites et risquées mais qui toutes, à un moment donné de leur déroulement, sont illégales. L’activité la plus répandue consiste en un arrangement pour présenter de fausses déclarations lors des passages des marchandises.
La majorité des habitants des régions frontalières ne considère pas les trafiquants et passeurs comme des «contrebandiers». Ils préfèrent utiliser l’appellation de «commerçants». Le terme de contrebandier est réservé à la figure un peu mystérieuse et mythique du «fils des frontières», lequel prend des risques en franchissant les limites territoriales de manière illégale ou en introduisant sur le territoire des produits prohibés ou fortement taxés comme les cigarettes, l’alcool, les matières premières, tels que le carburant, le fer de construction, le cuivre et des marchandises dangereuses dont la possession est pénalement répréhensible à l’instar des produits volés, la drogue et les armes.
Les contrebandiers sont organisés et hiérarchisés. Ils sont épaulés par des sentinelles et emploient des convoyeurs d’escorte. Ils se divisent en transporteurs salariés ainsi que des transporteurs qui possèdent leur propre voiture. En haut de la pyramide se situent les patrons-grossistes qui possèdent des maisons-entrepôts où les marchandises s’échangent et sont membres des cartels affairistes souvent tribaux.
Ce commerce crée des effets pervers dénoncés tant par les opérateurs économiques du secteur formel, qui le rendent responsable de la montée de l’inflation, que par les forces sécuritaires, qui l’accusent de renforcer la porosité du territoire. Mais contrairement à une idée reçue, il est antérieur à la chute de Ben Ali. Il s’est accru tout au long des années 1990 et surtout dans la deuxième moitié des années 2000.
Le secteur informel, une économie de survie
Source : Article, Zouhair El Kadhi, économiste en chef à l’Institut Tunisien de Compétitivité et d’Etudes Quantitatives – janvier 2013.
Durant 2011, la chute drastique des opérations de contrôles sur les grands axes routiers a facilité l’entrée de produits fortement prohibés. Cette année-là, les procès-verbaux dressés contre les contrebandiers et les saisies de marchandises ont été très rares. Ceux-ci ont été multipliés par trois durant 2012, retrouvant le niveau de 2010.
Pistes de réformes
En vue de favoriser la mobilité sur le marché de travail et ainsi de réduire la taille du secteur informel, de nombreuses discussions ont été engagées, mais peu de réformes ont été mises en œuvre. Parmi les dispositifs envisagés ont été évoquées la réforme du secteur public en termes de niveau d’emplois et d’avantages, et la suppression des obstacles administratifs, sociaux, fiscaux et légaux.
L’accent a été largement mis sur l’intérêt social quant à la suppression des entraves, à ce niveau. A cet égard, la baisse des coûts directs constitués de cotisations sociales et indirects se rapportant à l’assouplissement de la législation du travail pourrait avoir des répercussions positives sur le marché de l’emploi et sur les recettes socio-fiscales.
La diminution des cotisations sociales et l’adoption de la flexi-sécurité reposant sur une réglementation souple du marché du travail en termes d’assouplissement des rigidités salariales, de simplification des procédures de licenciement et de diminution des indemnités de départ ainsi qu’un renforcement des filets de sécurité à travers la réforme de l’assurance chômage, d’une part, permettraient aux entreprises formelles de se développer davantage et conduiraient, d’autre part, à une formalisation d’une partie des entreprises et des travailleurs informels, augmentant ainsi l’assiette des cotisations sociales.
D’autres recommandations ont été formulées et ont porté sur la création de groupes de travail qui tenteront d’élaborer une approche consensuelle du contrôle des frontières et de la sécurité publique pour présenter leurs conclusions aux autorités nationales et régionales tout en essayant d’améliorer les relations avec les populations frontalières.
Par ailleurs, pour remédier au fléau de l’informel, il est impératif de renforcer la coopération sécuritaire, à l’échelle régionale, notamment en multipliant les points de contrôle communs aux frontières et les patrouilles conjointes et en augmentant les échanges d’informations, de discuter de la possible mise en place de zones de libre-échange exonérées de droits de douane dans les régions frontalières et de dynamiser le développement au niveau de ces régions de l’intérieur dans le cadre de la coopération économique, de l’investissement et de l’aide au développement.