Entretien avec le Premier ministre tunisien, Medhi Jomaa, sur les relations avec l’Allemagne et la menace libyenne (journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung.
Monsieur le Premier ministre, vous devez exécuter une lourde tâche et vous n’avez guère droit à l’erreur. Sentez-vous la pression qui pèse sur vous?
Mehdi Jomaâ: Absolument. Il s’agit d’une situation très complexe et difficile. La révolution n’a pas été faite par des hommes politiques mais par la jeunesse –et en particulier celle des régions défavorisées. Elle ne voulait pas seulement la liberté mais il s’agissait d’emploi et de sa situation économique.
Concernant la liberté, nous avons réalisé d’immenses progrès durant les 3 ans après la révolution. Nous avons adopté une Constitution progressiste par consensus.
Concernant l’amélioration de la situation socioéconomique et la jeunesse, je dois dire que nous n’avons pas encore réalisé beaucoup de choses. Les tensions sont là, la pression aussi. Il s’y ajoute les problèmes de sécurité.
Ne regrettez-vous pas parfois le temps perdu durant les 3 ans de disputes sur la Constitution et de blocage politique?
D’une part, c’est ce que je pense. D’autre part, il faut reconnaître qu’on a réalisé quelque chose de grand durant ces 3 ans. Certes, nous aurions pu mieux faire, nous aurions pu optimiser le processus. Mais le résultat vaut bien tous les efforts. Non seulement la Constitution mais ce que nous avons appris, à savoir qu’une politique de l’exclusion n’est pas possible en Tunisie et que nous avons besoin d’un large consensus. Il s’agit d’une leçon importante.
En outre, toutes les erreurs qui ont été commises avant d’en prendre conscience se seraient peut-être produites plus tard.
Pourtant le temps presse maintenant. La démocratie est déjà synonyme de pauvreté pour de nombreux Tunisiens.
Bien entendu, les gens ne parlent pas de l’article 14 ou de l’article 15 de la Constitution mais de l’augmentation du prix des légumes et du pain. Bien sûr, ce sont leurs conditions de vie et la situation sécuritaire qui leur importent. Mais ils doivent comprendre qu’il faut du temps et des sacrifices. Nos difficultés économiques ne sont pas seulement les conséquences de la révolution mais aussi celles de la crise économique en Europe. Nous effectuons 80% de nos échanges économiques avec l’Europe. Notre voisin la Libye, qui était également un bon partenaire économique, est maintenant une menace pour notre sécurité.
Mais l’impatience est grande et la classe politique est confrontée à une importante crise de confiance. Que peut-on faire maintenant contre cette crise de confiance?
Les Tunisiens ont une très grande intelligence intuitive. Nous avons commis l’erreur après la révolution de leur faire des promesses impossibles à tenir. C’est maintenant la déception qui règne, mais une nouvelle révolution ne réduirait pas les problèmes économiques. Nous sommes déterminés à faire preuve de franchise. Nous devons voir où résident les problèmes et les surmonter dans un minimum de temps –mais je ne parle pas d’un ou deux mois.
Combien de temps faudra-t-il pour faire disparaître l’esprit de l’ancien régime de l’administration et du secteur économique?
Combien de temps a-t-il fallu dans les pays d’Europe de l’Est? Il faudra des années. Prenez l’administration: il ne suffit pas de changer l’organigramme. Nous devons changer une mentalité profondément enracinée. Nous tentons de propager un nouvel esprit, nous voulons davantage d’initiative personnelle. Quand une entreprise fonctionne très mal, on change de patron. Cela ne signifie pas automatiquement que les choses iront mieux. Toutefois, son travail aura une influence sur les niveaux de gestion inférieurs.
Dans quel domaine voyez-vous le besoin de réforme le plus important?
En premier lieu dans le secteur public. Les gouvernements après la révolution étaient soumis à une énorme pression –également sociale. Ils ont dû renforcer le secteur public pour réduire la pression.
Dans un climat politique marqué par le déchirement, les manifestations et la pression exercée par les syndicats aucun gouvernement n’a eu le courage ou la possibilité de réduire les coûteuses subventions. Toutefois, elles ne doivent plus être octroyées selon le principe de l’arrosoir où chacun reçoit quelque chose, mais elles doivent être limitées à ceux qui en ont vraiment le plus besoin.
Il faut réduire l’écart entre les recettes et les dépenses. Nous avons mis fin au recrutement massif dans le secteur public. Nous négocions également concernant les augmentations de salaire qui doivent être moins importantes, même si la population attend le contraire.
Pour de telles mesures, il est important d’avoir un gouvernement qui ne veut pas être réélu.
Absolument.
Mais après les élections, le pays sera de nouveau aux mains des hommes politiques partisans qui ont bloqué la Tunisie durant des années. Est-ce que ceci ne vous rend pas nerveux?
Non, je ne suis pas nerveux. Si la phase de transition réussit, il est clair que les hommes politiques ne pourront plus agir comme avant. Ils ont compris qu’il faut de larges coalitions, de la compréhension mutuelle et le plus de compétence possible. C’est également ce que l’on entend dans les partis politiques. Le prochain gouvernement –que ce soit l’actuel ou un autre, très vraisemblablement un autre– devra être un gouvernement de compétence ayant un minimum de neutralité.
Durant la prochaine phase de la transition, nous devrons veiller à l’application de la Constitution et nous atteler aux problèmes sociaux. Notre démocratie n’est pas encore stable. S’il y avait de nouveau un gouvernement politique et des litiges, le pays sombrerait dans une crise inconnue jusqu’à présent.
Quelle aide peut apporter l’Allemagne durant la transition?
En raison de l’expérience de la Réunification, l’Allemagne peut mieux comprendre quels défis implique un tel processus de transition. On remarque que l’Allemagne a une autre approche de nos problèmes parce qu’elle en a elle-même connu des similaires. Nous comptons beaucoup sur l’Allemagne et nous souhaitons approfondir la coopération économique. Nous pouvons nous-même nous occuper de l’aspect politique. Toutefois, nous souhaiterions coopérer plus étroitement avec les Européens en matière économique et sociale.
Je ne demande pas des aides mais une coopération. Nous connaissons très bien l’Europe, mais nous connaissons également très bien l’Afrique et le monde arabe. La Tunisie peut faire office de plaque tournante ou de charnière.
Quelle est l’importance de la menace émanant de la Libye voisine?
Nous sommes solidaires de la Libye. Presque 1/3 de sa population vit en Tunisie. Mais ceci nous demande un grand sacrifice. Nous souhaitons que ce pays connaisse la stabilité et la prospérité, mais la réalité est malheureusement tout autre. Il n’y a pas de gouvernement fort et il y a des activités terroristes.
La Libye est une source de menace. Nous devons faire beaucoup d’efforts pour sécuriser nos frontières.
Coopérez-vous avec le général libyen Haftar qui déclare lutter contre le terrorisme?
Quand la maison du voisin brûle, il faut tout d’abord protéger sa propre maison, ensuite on peut aider à éteindre l’incendie. Nous sommes en train de protéger notre maison pour le moment. Nous ne travaillons pas avec Haftar mais avec nos partenaires, y compris l’Allemagne. Il s’agit d’échanges d’informations, de formation et d’équipement. Je demanderai à Berlin que le gouvernement allemand nous aide à sécuriser nos frontières.
Ne pas se mêler des affaires intérieures des autres pays est l’un des principes de notre politique étrangère. Nous serions toutefois prêts, avec le peu de ressources dont nous disposons, à encourager les Libyens à un dialogue incluant toutes les parties qui ne favorisent pas le terrorisme. Il n’y a pas un homme fort qui sort du rang et qui pourrait aujourd’hui ou demain écraser les autres.
En Allemagne, on s’inquiète beaucoup en raison de ceux qui rentrent de Syrie. Il y a également beaucoup de Tunisiens en Syrie et on aurait même fondé un groupe inspiré des terroristes syriens ici dans la région.
Nous sommes d’accord avec nos partenaires –y compris les USA– qu’il ne doit pas y avoir de repaire de terroristes ici. En effet, comme le montre l’exemple de la Syrie, ce ne serait pas seulement un danger pour nous. En ce moment, la Tunisie est particulièrement exposée à ce danger en raison de son voisinage.
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