L’université a une mission : celle de dispenser le savoir et la connaissance, et de préparer le leadership de demain. Il ne faut pas que son espace se limite aux débats politiques mais s’étende surtout à la recherche scientifique, tous secteurs confondus, et principalement aux nouvelles technologies.
Ce sont les thèmes débattus avec Taoufik Jelassi, ministre de l’Enseignement supérieur, dans la deuxième partie de l’entretien qu’il nous a accordé.
WMC : Monsieur le ministre, nous avons parlé de la possibilité d’autoriser dans l’aire universitaire aussi bien les discussions et les débats socio-économiques que politiques et même d’offrir aux protagonistes de ces débats -étudiants ou enseignants- des espaces à condition que cela se fasse dans le respect mutuel, et surtout sans qu’ils virent à des violences verbales ou physiques. Maintenant quel recours pourrait avoir un étudiant ou un enseignant pénalisé pour son background idéologique même s’il n’en fait pas usage à l’université?
Taoufik Jelassi: Ces pratiques ou ces prises de position d’où qu’elles viennent ne sont bien évidemment pas acceptables. Nous ne pouvons pas tolérer qu’un étudiant ou étudiante soient lésés de leurs droits à cause de leurs convictions politiques. C’est inadmissible. Les voies de recours sont multiples dont la soumission de rapport aux autorités de tutelle y compris au ministre lui-même, ou encore porter plainte.
Nous ne pouvons parler d’université sans parler de recherche scientifique. Chaque année, nous parlons des budgets consacrés à la recherche. Où en sommes-nous à ce propos? Le saut numérique aura-t-il lieu hors activisme politique où notre pays s’est distingué à l’international?
La Tunisie se distingue par une stratégie volontariste et ambitieuse en matière du développement des TIC. Je suis rentré, il y a plus d’une semaine de Genève où j’ai reçu des mains du secrétaire général de l’Union internationale des télécommunications (UIT) -soit l’agence des Nations unies spécialisée dans les secteurs de l’information et de la communication- un Trophée pour sacrer les efforts de la Tunisie dans les nouvelles technologies. C’est une preuve de la reconnaissance des Nations unies des progrès que nous réalisons régulièrement dans ce domaine.
Nous avons finalisé, il y a 15 jours, la stratégie nationale digitale pour les 5 prochaines années. C’est une grande avancée; aujourd’hui Tunisie Digitale est l’aboutissement d’une démarche consensuelle où toutes les parties prenantes ont participé. La stratégie n’a ni été dictée par le ministre ni par l’Etat.
Le Who’s Who du numérique, secteur public, secteur privé, société civile et experts ont élaboré l’approche tunisienne du numérique. Nous n’en sommes plus aux beaux discours mais aux actes et à des propositions concrètes et réalisables. C’est d’ailleurs l’appel que j’ai lancé dans mon allocution d’ouverture des assises consacrées à cette thématique: «Arrêtons de parler, agissons!»
A un certain moment, nous avons également parlé de l’importance de renforcer l’existence de laboratoires de recherches à l’intérieur des universités avec des possibilités de partenariat avec les privés dans des problématiques se rapportant à leurs activités. Où en sommes-nous à ce niveau?
Nous essayons d’inciter les dirigeants des universités à développer ces partenariats à travers les centres de recherche et, au-delà, des recherches conceptuelles, travailler sur les recherches appliquées.
J’ai inauguré les laboratoires du CERT (Centre d’études et de recherches en télécommunications). Personne ne sait que nous avons là un parmi 6 laboratoires au monde aussi bien équipé -il a d’ailleurs coûté à l’Etat 13 millions de dinars. Personne ne sait que nous en possédons un de cette qualité, aucun plan économique n’a été élaboré pour promouvoir ce centre, le faire connaître aux opérateurs privés dans notre pays mais également à l’échelle régionale et même internationale.
Donc, nous avons à Pôle El Ghazala un centre capable d’offrir des services de technologies de pointe, malheureusement sans clients ou demandeurs de services car ces derniers ne savent même pas que ce laboratoire aussi bien doté existe.
C’est une perle qui pourrait vendre ses services au Maghreb, à l’Afrique et à la Méditerranée mais qui est complètement méconnue.
J’ai donc donné des recommandations pour qu’à l’occasion du Forum ICT for All en novembre prochain, une journée entière soit consacrée à la promotion du Laboratoire avec la médiatisation et la communication qui s’imposent.
C’est un laboratoire dont la vocation est de tester tout équipement à dimension électronique, qu’il s’agisse d’un smartphone, d’un système électronique installé dans un véhicule ou d’autres applications.
Dans ce centre, il y a des salles dotées de matériels extrêmement sophistiqués qui pourraient donner un saut qualitatif à toutes les applications digitales dans notre pays.
Il y a des Tunisiens qui ont investi dans la conception de labels nationaux exigeant des applications digitales assez complexes pour ne citer que la marque Evertek. Comment pensez-vous pouvoir développer ces réalisations dans notre pays?
Il faut consolider les liens entre les laboratoires de recherches et le monde économique. C’est impératif pour renforcer la place de la Tunisie dans les hautes technologies de demain. Nous avons toutefois un handicap. Nos ingénieurs maîtrisent les techniques mais pas la communication.
Peut-être que les temps sont venus pour élargie les horizons de nos ingénieurs qui nourrissent malheureusement les niches des extrémismes toutes catégories confondues. Les cursus qu’ils suivent ne semblent pas être étrangers à cela. N’est-il pas temps d’introduire des modules artistiques, philosophiques et culturels dans les écoles d’ingéniorat en Tunisie?
J’approuve totalement ce que vous dites. Il est temps d’introduire ce que nous appelons «les soft skills» dans les écoles d’ingénieurs tels des cours d’arts, de philosophie, de littérature, les sciences humaines, l’anthropologie.
Le système universitaire américain est décloisonné, c’est ce qui permet autant de créativité. Chez nous, nous avons bâti, entre les différentes filières, des murs en béton armé. Si nous suivons des cours d’ingéniorat ou de médecine, pendant 5 ou 6 ans, nous n’étudions que ce qui touche de près à ces disciplines. Aux Etats-Unis, vous pouvez faire médecine et suivre des modules de musique ou ingénierie et suivre des cours de littérature. C’est dans l’intérêt de l’étudiant.
En décloisonnant, nous lui offrons la possibilité d’apprendre, outre sa spécialité majeure, une autre mineure, celle qui lui permet de voir autrement le monde et même sa propre spécialité. Cela donne de la créativité, de la richesse et de l’innovation. L’innovation aujourd’hui n’est pas que dans la discipline, elle est également dans l’intersection entre les différentes disciplines.
Pourrions-nous commencer ce décloisonnement en démarrant des activités entre différentes universités, telles des conférences ou des manifestations artistiques?
Bien sûr que nous pourrions le faire. J’en parlerai lors des assises que nous organisons prochainement entre les différents acteurs de l’enseignement supérieur dans notre pays. Je parlerai de la nécessité de décloisonner les filières entre différents établissements universitaires et l’importance des synergies entre les disciplines soft et les principales.
Il faut que nous essayions d’avoir des approches moins dogmatiques, plus souples et plus réceptives. Il faut voir les approches horizontales et non verticales. Et nous voyons chaque jour les conséquences de cet apprentissage classique sur les diplômés du supérieur.
J’ai personnellement demandé à une grande entreprise si elle formait les nouvelles recrues diplômés avant de les recruter, la réponse a été: “Oui nous leur dispensons une formation complémentaire“. J’ai de nouveau posé la question en quoi, on m’a répondu: “en langue française“. Une aberration!
Les langues, c’est la plus grande problématique des diplômés des universités. En arabisant à outrance, nous avons oublié que les langues des sciences et de la recherche, au-delà du français, sont l’anglais, et même le chinois… La responsabilité ne revient pas qu’aux étudiants, elle relève de celle des enseignants également parmi lesquels nombreux ne sont pas dans la logique de la vocation de dispenser le savoir mais de s’assurer un salaire à la fin du mois.
Ce qui est clair c’est que le diplômé d’une licence ou d’une maîtrise ne peut pas se prévaloir du niveau professionnel requis ne serait-ce que dans les langues. Ce qui est désastreux. Nous travaillons tous dans les deux langues. Dans certaines branches scientifiques et techniques, c’est plutôt le français qui prévaut. Aujourd’hui avoir un bac plus 3 ou plus 5 et être dans l’incapacité de rédiger un petit rapport en français est réellement inquiétant. Et pourtant, il s’agit là d’une langue que nous commençons à apprendre assez tôt. J’aurais pu comprendre s’il s’agissait de l’anglais, de l’espagnol ou autre, mais pas le français.
Il y a un problème de qualité de l’enseignement et d’assimilation des connaissances dans cette langue.
Quel message envoyer aux nouveaux bacheliers de la part du ministre de l’Enseignement supérieur et des Technologies de l’information et de la communication?
Deux messages: choisissez des filières qui vous donnent des chances d’intégrer rapidement le milieu de travail et de répondre à la demande et aux besoins du marché de l’emploi. Ne vous focalisez pas sur les filières dites nobles et qui produisent des milliers de chômeurs. Dirigez-vous vers les filières professionnelles qui sont très bien rétribuées et dans lesquelles il y a une forte demande. Soyez pratiques et pragmatiques, sinon vous risquez de vous retrouver chômeurs.
Un deuxième message est de réfléchir en futur entrepreneur en se disant «avec ma formation et mes qualifications, que pourrais-je créer? Comment pourrais-je être mon propre patron et participer à la vie économique par mon propre projet, ma start-up?» Et là, l’Etat sera en mesure de les accompagner et de les aider en leur fournissant l’espace physique, la technologie, le financement, l’accompagnement et le coaching pour qu’ils réalisent leurs projets dans les meilleures conditions.
Qu’en est-il justement des start-up?
Il y a de nouveaux incubateurs de start-up que nous lançons en partenariat avec les Américains et les Français lors de la rentrée prochaine. Nous voulons développer l’enseignement pour l’auto-emploi et non l’enseignement pour l’emploi qui engendré 240 000 chômeurs.
Il faut donner les moyens aux nouveaux diplômés de lancer leurs projets et les rassurer quant à leurs propres capacités de réussir s’ils ont la volonté et l’abnégation de se réaliser autrement que par les créneaux classiques qui ne sont plus porteurs.
Je les appelle donc à avoir confiance en eux et à se lancer, nous sommes là pour les aider et les soutenir.