Comment appréhender la dernière proposition du mouvement Ennahdha de rechercher un président de la République «consensuel» en vue d’appeler tous les partis à le soutenir à la prochaine élection présidentielle?
De deux choses: ou bien l’idée est si ingénue que personne n’y a pensé et que le parti islamiste la sort de son chapeau comme par enchantement, sûr de son effet et de l’adhésion de l’ensemble des forces politiques autour d’elle, car elles ne trouvent pas mieux; ou il s’agit d’une manœuvre politicienne censée servir ses seuls intérêts partisans.
Connaissant les façons de penser des islamistes, il n’y pas de doute que la dernière explication est la plus plausible. Car, avec l’idée pensée, réfléchie et argumentée au sein de «Majliss Chouraa» -l’instance de conception du mouvement-, Ennahdha a sorti son artillerie lourde pour la défendre avec un «point de presse» où étaient présents les grosses pointures du mouvement, à savoir les Larayedh, Bhiri, Mekki, Ben Salem, tous anciens du gouvernement entourant le coordinateur général Abdelhamid Jelassi et Fethi Ayadi, le président du Majlis.
Il y a lieu de se demander quelles sont les motivations de cette proposition qui semble réunir, dans un même élan de soutien, les faucons et les colombes du mouvement?
Après avoir réclamé et obtenu que les élections législatives précèdent l’élection présidentielle, pour montrer la primauté du Parlement et donc du gouvernement qui en sera issu, Ennahdha n’est-il pas en train de franchir un pas de plus dans sa crainte maladive de l’institution présidentielle en ôtant tout sens à l’élection présidentielle? Le parti islamiste veut, contre toute logique démocratique, substituer les états majors des partis politiques à la volonté souveraine du peuple.
En procédant de la sorte, Ennahdha est en train, ni plus ni moins, de regretter d’avoir concédé dans la nouvelle Constitution l’élection du président de la République au suffrage universel. Il semble prendre conscience soudain de l’importance d’une personne qui peut «légitimement se prévaloir d’être l’élu d’une majorité de Tunisiens». Le seul à être choisi pour ses qualités propres et non par la volonté d’un parti politique auquel il appartient comme c’est le cas des députés.
Volonté de neutraliser la fonction présidentielle
Néji Jemal, membre du Majlis Chouraa, a dit sur un talk show «le 8ème jour» sur Ettounissya sur un ton sûr et dominateur, qu’Ennahdha a la certitude de gagner les élections législatives les plus importantes pour lui et que, de ce fait, il peut laisser aux autres la fonction présidentielle qu’il considère tout à fait secondaire.
Il y a sans aucun doute, dans cette proposition, la volonté de neutraliser la fonction présidentielle pour en faire un poste sans aucune envergure. On a comme l’impression que le détenteur de la «magistrature suprême», le «commandant suprême des forces armées» représente le risque suprême pour le parti islamiste qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour le réduire à sa plus simple expression, chargé de l’inauguration des chrysanthèmes selon la formule française concernant le président de la 4ème République.
En psychanalyse, on peut y voir une phobie pathologique de l’institution du président de la République élu au suffrage universel. Est-ce la peur d’un Bourguiba et d’un Ben Ali, qui continue à hanter tous les esprits?
Si les spécialistes de droit constitutionnel sont stupéfaits devant cette proposition «saugrenue», que dire du commun des Tunisiens. Beaucoup tombent de haut. La classe politique est, dans son ensemble, sous le coup de la surprise.
Pour les uns, recherche d’un unanimisme qui nous fait revenir quelques décennies plus tôt, en 1989, quand Ennahdha avec d’autres partis rejoignent le RCD pour soutenir la candidature de Ben Ali à la première élection qu’il affronte.
Pour les autres, c’est le triomphe de la pensée unique par peur du pluralisme difficile à maîtriser. Pour les spécialistes, c’est ôter tout sens à l’élection présidentielle devenant un simple plébiscite.
Sur le pourquoi de cette proposition, il y a lieu d’y voir pour Ennahdha des raisons internes et d’autres externes. Pour les raisons internes, le parti islamiste n’a pas ou ne veut pas avoir de candidat à l’élection présidentielle. Le candidat naturel du mouvement est Hamadi Jebali, le numéro 2 qui n’a jamais caché son intérêt pour le poste. Mais il ne fait pas de doute que Jebali est devenu le «mouton noir» du parti islamiste. En rendant publique sa démission alors que la direction du parti l’avait gardée secrète, l’intéressé a commis un crime de lèse-majesté. Il a aggravé son cas car il avait provoqué l’ire de ses «frères» d’armes en proposant cette idée saugrenue de gouvernement de technocrates qui a fini par s’imposer.
Mais à part Jebali, il y a Larayedh, le secrétaire général adjoint, mais il ne semble pas intéressé par cette fonction. Ou que son parti le destine à autre chose. A leurs côtés n’oublions pas Abdelfattah Mourou, le vice-président qui piaffe d’impatience en attendant un destin national. Mais le co-fondateur d’Ennahdha aux côtés de Ghannouchi est mieux en «électron libre» du mouvement, estime-t-on dans les hautes sphères islamistes. Sans véritable candidat, Ennahdha a tout à craindre d’un personnage qui ne peut être qu’au centre du système décisionnel du pays.
Ennahdha fait miroiter l’espoir…
La deuxième raison est d’ordre externe. C’est de mettre dos à dos les différents candidats à l’élection présidentielle, lesquels, si on exclut Béji Caïd Essebsi, placé de loin le premier présidentiable dans les sondages d’opinion, se verraient bien obtenir le soutien d’Ennahdha ou du moins le mériter.
Trois candidats sérieux sont dans ce cas. D’abord, les deux anciens alliés de la Troïka, Moncef Marzouki, le président d’honneur du Congrès pour la République (CpR), et Mustapha Ben Jaafar, le secrétaire général du parti Ettakatol.
A leurs côtés, n’oublions pas Ahmed Néjib Chebbi, le leader historique d’Al-Joumhouri, qui n’a cessé de rappeler le combat mené ensemble avec les islamistes dans le cadre de l’initiative du 18 octobre 2005 en demandant un retour d’ascenseur.
Il ne fait pas de doute qu’Ennahdha fera miroiter l’espoir chez les trois jusqu’à la dernière minute.
Mais si la proposition a été avancée, personne ne nous dit comment elle va être mise ne pratique. Il semble que le parti islamiste n’ait pas réfléchi encore à la question. Le dialogue national sera-t-il convoqué pour l’examiner comme ce fut le cas pour le choix du chef du gouvernement? La feuille de route des parrains du dialogue ne la prévoyant pas, on voit mal la tenue de réunions marathoniennes à cette fin.
Serons-nous la risée du monde…?
S’agira-t-il alors de demander à tous les représentants des partis de retirer leur candidature en faveur de la personne « élue» sans devoir passer par les urnes? Auquel cas, on aurait une candidature unique mais qui dit que ceux qui sont supposés se retirer ne changent pas d’avis à la dernière minute et se présentent quand même? Ou bien que d’autres se portent candidats au nom de partis retirés de la course.
L’autre hypothèse c’est de modifier la Constitution pour y introduite cette notion de «chef de l’Etat consensuel» qui n’existe nulle part ailleurs. Mais qui introduirait la révision constitutionnelle? Ni le président provisoire ni les députés de l’ANC ne sont habilités à le faire. Un gros dilemme sur lequel le parti islamiste n’a pas pris position. Et comment serait le texte de l’amendement constitutionnel? Mystère et bulle de gomme. A moins d’être sous la forme qu’avait prise la révision qui avait permis à Bourguiba en 1975 d’accéder à la présidence à vie. Du genre «Compte tenu des circonstances exceptionnelles de transition démocratique du pays et dans le cadre de la démocratie participative et recherche du consensus entre les composantes de la classe politique, M. untel est choisi comme président de la République de pleine fonction selon les termes de la Constitution pour un mandat de 5 ans, de 2015 à 2020. La prochaine élection présidentielle aura lieu selon les modalités inscrites dans la Constitution».
Si c’est le cas, nous serons la risée de tout le monde et tout ce qui a été engrangé grâce à la Constitution consensuelle la plus ouverte du monde arabe et le gouvernement de compétences choisi dans le cadre du Dialogue national tomberaient à l’eau. Qui pourrait prendre ce risque ?
Cette proposition finirait sa vie en queue de poisson sous la forme d’un soutien à un candidat choisi parmi les trois cités. On voit mal Ennahdha appuyer Béji Caïd Essebsi. Ce dernier n’a d’ailleurs rien à gagner de ce soutien.
Affaire à suivre…