Il
ne s’agit pas d’un phénomène récent, il concerne pour ainsi dire tous les
ménages tunisiens. Pendant longtemps, on ne s’est concentré que sur
l’endettement des entreprises. Le volume des créances improductives ou douteuses
des banques en porte foi.
Mais qu’en est-il de l’endettement des ménages dans un contexte où les dépenses
familiales ont tendance à dépasser, vertigineusement, les revenus des ménages
tunisiens dans un cercle bouclé de régression de la production et de la baisse
de la demande sur fond de pressions inflationnistes considérables?
Contrairement aux apparences, les comportements de consommation en Tunisie n’ont
pas connu des mutations remarquables durant les deux dernières décennies, et ce
du moins pour de larges franges sociales et de plusieurs zones du pays. A cet
effet, les indicateurs relatifs au style de vie et à l’évolution des revenus
confirment ce constat du moins d’un point de vue, purement, statistique.
Néanmoins et à partir de la fin des années 2000, certains spécialistes ne
cachaient plus leur crainte que les Tunisiens soient de plus en plus
vulnérables, en termes de capacité de consommation et de propension d’épargne,
surtout dans une conjoncture économique marquée par la montée dévastatrice du
secteur informel et les répercussions de la flambée des prix des produits de
base sur les marchés mondiaux sur le pouvoir d’achat des citoyens. Plusieurs
études montrent, de ce fait, que le taux d’endettement des Tunisiens commençait
à évoluer dans une courbe croissante.
Actuellement, un effet multiplicateur de la demande pose la dangereuse
inadéquation entre les revenus et les besoins de consommation. Le fléau de
l’endettement des ménages suit le même rythme que celui de la consommation. Un
mal nécessaire qui appelle à une régulation continue pour contourner les effets
pervers de l’affluence de l’endettement sur les équilibres macro-économiques
mais aussi sur la solvabilité des crédits bancaires.
L’endettement des ménages : causes et conséquences
Si l’on estime que le développement du crédit aux ménages peut avoir des aspects
positifs pour l’économie dans son ensemble ainsi que pour certains ménages qui y
ont recours, il faut reconnaître simultanément la nécessité d’une analyse
sérieuse des conditions d’un tel développement afin de limiter les risques
économiques et individuels, parfois dramatiques, de l’endettement. Les analystes
financiers estiment que des progrès ont été faits dans le domaine de la
connaissance de l’endettement et du surendettement des ménages.
Il est difficile d’établir une typologie complète et évolutive des ménages
endettés. Seule la disponibilité de données statistiques multiples et sur longue
période peut permettre d’analyser le processus d’endettement: origine, causes
les plus fréquentes, évolution de la dette, conclusion du prêt… cette analyse
s’appliquant non seulement à la moyenne des ménages dont on sait qu’elle peut
conduire à des conclusions réductrices mais aussi à des groupes significatifs de
ménages.
Le comportement économique des particuliers peut être appréhendé de diverses
manières: financières ou sociologiques. Toutefois, seule l’analyse de la partie
«ménages» des comptes nationaux permet de disposer d’un cadre cohérent.
Il convient cependant de préciser d’emblée que le concept «ménages» recouvre à
la fois les particuliers et les entrepreneurs individuels dont l’activité
d’entreprise ne peut être dissociée, en pratique, de la vie ordinaire dans la
mesure où leur entreprise n’a pas d’existence juridique distincte.
Typologie d’une position de resserrement de crédit
Source : Note de conjoncture de l’Institut national de la statistique et des
études économiques (INSEE), France – Mars 2009.
Pour développer la réflexion, indiquons que les particuliers perçoivent des
revenus: salaires et traitements bruts, prestations sociales et revenus de la
propriété. Ces revenus sont diminués de différents prélèvements sociaux et
fiscaux. Les particuliers disposent ainsi, en solde, d’un revenu disponible brut
au sens de la comptabilité nationale. Ce revenu peut être employé en
consommation (de biens et de services), en investissement-logement ou en
placements divers: dépôts bancaires, achats de valeurs mobilières (obligations,
actions, OPCVM), produits de couverture des assurances, etc.
Mais les particuliers ont toujours souhaité introduire une dimension temporelle
dans leurs choix pour réaliser des transferts de revenus et/ou de dépenses, pour
eux-mêmes ou pour leur famille. Ainsi, face à un revenu qu’ils jugent
insuffisant pour mener à bien des projets, ils peuvent recourir à l’endettement
afin de desserrer leur contrainte financière. Ce faisant, ils anticipent des
ressources futures pour acquérir immédiatement un logement ou d’autres biens, à
charge pour eux de prélever plus tard sur leurs revenus afin de rembourser aux
prêteurs la dette contractée ainsi que les intérêts qui y correspondent.
Dans certains cas, sans doute plus marginaux et qui s’appuient sur une
configuration particulière de la structure des taux d’intérêt, l’endettement
peut même servir à réaliser ou à éviter de dénouer des placements financiers. Le
ménage s’endette pour ne pas mettre en cause un choix antérieur de placement à
long terme ou pour réaliser un placement qu’il escompte plus avantageux, même
compte tenu du coût de l’endettement.
Par ailleurs, dégager le profil du ménage surendetté semble difficile: aucune
caractéristique n’explique à elle seule la situation de surendettement et il est
difficile de reconnaître et de hiérarchiser les facteurs de fragilité des
ménages. Il y a sans doute des caractéristiques structurelles qui exposent les
ménages au risque de surendettement (faibles ressources, taille de la famille,
non propriété du logement…). Mais ce risque ne se concrétise que lorsque
survient un facteur déclenchant (maladie, divorce, chômage…).
Plusieurs travaux ont été effectués, à ce titre, et apportent un éclairage
complémentaire permettant de préciser les caractéristiques des ménages qui
paraissent financièrement les plus fragiles. Il s’agit de ménages présentant
tous les signes d’un degré élevé d’exposition au risque de défaillance: exerçant
des professions faiblement qualifiées, leur risque de chômage est plus grand que
pour les autres ménages endettés; ils ont connu récemment une forte dégradation
de leur situation financière et ont, en outre, dû faire face à des dépenses
imprévues très difficiles à supporter sur leur budget courant; le recours aux
crédits de trésorerie et au découvert bancaire semble dès lors constituer la
seule réponse possible.
La facture en Tunisie
Le montant global de l’endettement des ménages tunisiens s’est établi à environ
16,1 milliards de dinars à fin décembre 2013, contre 7,4 milliards de dinars en
2008 et seulement 3,1 milliards en 2003, et ce selon les chiffres de la centrale
des risques de la Banque centrale de Tunisie (BCT) relatifs à la répartition des
crédits non professionnels octroyés aux particuliers par le secteur bancaire.
En proportions, l’enveloppe allouée aux crédits de logement s’est élevée, au
terme de l’année écoulée, à près de 7 milliards de dinars, soit 43% contre 9,1
milliards de dinars correspondant à l’encours des crédits à la consommation où
la part la plus importante a concerné l’aménagement du logement pour 6,6
milliards de dinars.
Il est à signaler qu’une partie consistante des prêts d’agencement de l’habitat
est orienté, souvent, vers la satisfaction des besoins de consommation au vu de
leurs longues durées de paiement et de la simplicité de leurs conditions
d’octroi par les établissements de crédits.
Toutefois et en l’absence d’une base de données qui couvre tous les
établissements pouvant servir des crédits aux particuliers, ces statistiques ne
représentent en réalité que la partie visible de l’iceberg. Les prêts accordés
par les Caisses sociales, les mutuelles et les fonds sociaux créés au sein des
entreprises ainsi que les crédits à court terme à l’instar des découverts et des
avances sur salaires ne sont pas comptabilisés dans la détermination des ratios
d’endettement des ménages tunisiens. A cela s’ajoutent les emprunts auprès des
commerçants qui vendent à tempérament.
Source : Bulletin des statistiques financières, N° 186, BCT, Avril 2014.
D’après plusieurs études empiriques, environ 62% des ménages, soit un effectif
de 900.000 et 20% de la population active sont aujourd’hui endettés.
L’endettement des ménages dans notre pays qui a augmenté, en moyenne annuelle
glissante, tout au long de la dernière décennie de 18 points de base fait qu’il
a atteint une quote-part de 21,3% du Produit Intérieur Brut (PIB) au dernier
trimestre 2013, plaçant la Tunisie parmi les pays où il est considéré comme
élevé eu égard au pallier de la création de la valeur ajoutée économique.
Par rapport au revenu national disponible brut (RNDB) et le total des concours à
l’économie, l’endettement des particuliers représente, respectivement, 22,6% et
27,7% fin 2013. Ces chiffres n’amènent pas à conclure que la stabilité
financière du pays est menacée, mais une pression sur la liquidité est
envisageable au cas où on serait sur le même trend sur ce type de financement.
Le risque de constater un volume important de créances improductives est minime
en raison de la consistance des collatéraux.
Peu importe l’angle d’approche, il reste que la dette des ménages tunisiens est
considérée, aujourd’hui, d’une certaine ampleur et peut rendre certains ménages,
l’économie et le système financier relativement vulnérables aux chocs, qu’il
s’agisse de dépréciation des revenus, des variations incontrôlables des prix de
l’habitat, d’une forte aggravation du chômage ou encore de la progression des
taux d’intérêt.
L’assouplissement des critères pour l’attribution des prêts à la consommation,
le développement de plusieurs formules de paiement et l’élargissement de la
pratique du rachat des créances sont des facteurs pouvant amplifier le risque de
crédit, à ce titre. Plusieurs banques tunisiennes se sont récemment spécialisées
dans ces prêts dits «accessibles».
Ces prêts non conventionnels sont susceptibles d’attirer davantage les
consommateurs à faible solvabilité et sont souvent utilisés pour consolider des
dettes existantes (garanties et non garanties). L’expérience a montré que la
proportion des créanciers en défaut de remboursement est plus élevée parmi les
emprunteurs non classiques que parmi ceux qui ont emprunté selon une formule
plus traditionnelle.
Par ailleurs, le crédit hypothécaire à l’habitation demeure inlassablement une
composante importante de l’endettement total des ménages et de l’augmentation du
crédit. Les marges de crédit personnelles ont connu, à ce titre, une progression
importante, non seulement récemment mais, en particulier, au cours des dix
dernières années.
Ainsi, les inquiétudes relatives à l’endettement des ménages découlent
essentiellement du ratio de la dette sur le revenu personnel disponible.
D’autres mesures, notamment le ratio de l’actif sur la dette, pourraient montrer
également des signes de glissement.
Les ratios du service de la dette mesurent divers coûts du service de la dette
en tant que pourcentage du revenu personnel disponible. Actuellement, ces ratios
sont bas et montrent une tendance modérée à la diminution. Il n’est pas prévu
que les ratios du service de la dette augmenteront immédiatement si les taux
d’intérêt montent, étant donné qu’une telle hausse n’entraîne pas d’augmentation
correspondante des taux effectifs, principalement en ce qui concerne les prêts
hypothécaires.
En revanche, les taux d’intérêt effectifs des dettes à la consommation tendent à
suivre d’assez près l’évolution générale des taux d’intérêt, puisque ces dettes
(autres qu’hypothécaires) sont contractées à des taux variables.
La vulnérabilité financière éventuelle des ménages tunisiens demeure une
question sérieuse qui mérite une attention particulière à l’avenir. Il importe
que les autorités et les autres parties prenantes continuent à surveiller avec
vigilance la taille et la composition de l’endettement des ménages et soient
prêts à prendre les mesures appropriées.
L’augmentation de l’endettement des ménages intervenue ces vingt dernières
années est consécutive à la baisse des taux d’intérêt et à l’atténuation des
contraintes de liquidité, qui leur ont permis de gérer de façon plus
satisfaisante leur consommation sur la durée de leur vie. Cette augmentation a
cependant accentué leur sensibilité aux variations des taux d’intérêt, des
revenus et des prix des actifs.
C’est particulièrement le cas dans les pays où les crédits hypothécaires et de
consommation, en général, sont à taux variable et dans lesquels les ménages
supportent le risque de modification des taux officiels. Dans ceux où le taux
fixe prédomine, ils sont protégés des effets directs d’une telle évolution,
puisque le risque est plutôt assumé par le détenteur final du crédit; les effets
macroéconomiques de l’accroissement de la dette sont ainsi en partie atténués.
L’alourdissement de la dette des ménages n’est pas susceptible, à lui seul, de
provoquer un choc négatif pour l’économie. Sur le plan macroéconomique, il
risque en premier lieu d’amplifier les chocs ayant d’autres origines, qui
affectent en particulier le revenu des ménages.
Les effets macroéconomiques dépendent également de la répartition de
l’endettement entre les ménages. Inopportunément, peu d’informations sont
disponibles à cet égard.