Le dossier des créances douteuses, dettes contractées par des particuliers ou par des entreprises auprès d’une banque et dont le recouvrement intégral est incertain, est toujours au point mort. Aucune initiative sérieuse n’a été prise, jusque-là, par le gouvernement pour résoudre cet épineux problème qui plombe, depuis plus de deux décennies, les banques, et par ricochet, l’économie du pays.
Chargée de gérer ce dossier, la Banque centrale de Tunisie, qui attend toujours une solution politique au problème, semble exaspérée par tant d’inconscience et d’irresponsabilité au point que le gouverneur de la BCT, Chedly Ayari, ne rate aucune rencontre avec la presse sans sortir de ses réserves et rappeler le trend haussier que connaissent ces dettes par l’effet du cumul des taux d’intérêt et par la persistance des mêmes causes qui produisent les mêmes effets.
Tout récemment, lors d’une rencontre avec des membres de la Commission de la réforme administrative et de la lutte contre la corruption à l’Assemblée nationale constituante (ANC), le gouverneur de la BCT a estimé le montant de ces dettes à 12,5 milliards de dinars, ce qui représente 20% du total des engagements de ces banques (63 milliards de dinars environ), soit presque la moitié du budget de l’Etat pour l’exercice 2014.
C’est de toute évidence un montant énorme. Et pour cause. La part de créances douteuses dans les engagements bancaires en Tunisie est 5 fois supérieure à la norme internationale qui tourne autour de 4%.
Pis, selon Chedly Ayari, sur ce total, l’Etat tunisien ne peut recouvrer que quelques 3,5 milliards de dinars, le reste étant difficilement récupérable.
Le volume des créances classées ne cesse d’augmenter
Tenu comme un secret d’Etat avant la révolution, le montant exact de ces dettes et leur répartition n’a jamais été révélé avec précision. Le prédécesseur de Chadly Ayari, en l’occurrence Mustapha Kamel Ennabli l’avait estimé, au mois de juin 2012, en pourcentage et non en chiffres, à 13% des engagements bancaires, ce qui représentait 7 milliards de dinars.
Trois mois après, plus précisément, le 5 octobre 2012, son successeur Chedly Ayari, plus téméraire rectifie le tir et évalue, lors d’une journée d’information sur le deuxième programme d’appui à la relance économique (PARE II), les dettes classées à 10 milliards de dinars –bien 10 milliards de dinars-, soit 19% des engagements bancaires.
Au mois de mars 2014, l’actuel gouverneur de la BCT révise à la hausse ce chiffre et estime ces créances à 12,5 milliards de dinars, soit presque le double des estimations, au temps du dictateur déchu.
A l’origine de cette hausse vertigineuse du volume des créances classées, les experts citent la dégradation de l’environnement des affaires dans le pays, la mauvaise gouvernance des banques (absence de transparence), la régression de la compétitivité des entreprises tunisiennes et, surtout, la faiblesse des opérations de recouvrement menées par les sociétés chargées de la gestion de ces créances. Ces sociétés sont du reste vivement critiquées.
Ces mêmes experts financiers pensent que ces sociétés ne «cognent» pas assez -pour utiliser leur langage- afin d’obliger les créanciers à rembourser leurs dettes. Jusque-là, elles se la coulent douce en se contentant de profiter des juteuses incitations instituées en leur faveur. Pour eux, la création de nouvelles sociétés de gestion de ces créances est vivement recommandée.
Les banques reproduisent les mêmes erreurs
Sur le terrain, Chedly Ayari ne mâche pas ses mots. Il a avoué, à maintes reprises à la presse, que les banques de la place continuent, jusqu’à ce jour, à accorder des crédits à des clientèles pas toujours solvables.
Décryptage: après la crise financière de 2008 et après la révolution, les banques tunisiennes sont en train de reproduire, aujourd’hui, les mêmes erreurs qui ont conduit à l’accroissement des dettes douteuses. Elles sont quelque part responsables de l’accroissement du volume des créances classées.
Pour mémoire, les créances douteuses dont certaines d’entre elles remontent aux années 1960, sont contractées à hauteur de 30% par le secteur de l’industrie et de plus de 25% par celui du tourisme. Le solde est réparti entre particuliers et des sociétés opérant dans d’autres secteurs.
Le montant des dettes douteuses contractées auprès des banques publiques s’élève à environ 5 milliards de dinars, soit 21% du total des engagements de celle-ci et 55% du total de leurs dettes.
Mention spéciale pour les créances classées contractées par les hôteliers. Celles-ci exigent une solution en urgence d’autant plus que ces dettes remontent à plus de vingt ans et compromettent l’évolution de ce secteur stratégique, particulièrement la qualité du service.
Quant à la frustration de Chedly Ayari et son exacerbation de l’immobilisme du gouvernement – parce que, rappelons-le, les décisions concernant ce dossier sont hautement politiques-, il peut se contenter, comme il l’a toujours fait d’ailleurs avec beaucoup de stoïcisme, de répéter la fameuse maxime du baron Louis, ministre des Finances de Louis XVIII: «Faites-moi une bonne politique, je vous ferai de bonnes finances»..