Tunisie – Société : Pour une soumission de l’armée nationale au contrôle démocratique


arme-national_tunisie-05.jpgLa
question d’assujettir la Grande muette au contrôle des institutions
démocratiques de l’Etat et, partant, de lui conférer une plus grande
transparence est devenue, de nos jours, d’une extrême urgence au regard de deux
facteurs d’une extrême gravité.

Le premier consiste en les revers subis, depuis deux ans, par l’armée nationale
face au terrorisme djihadiste. Une trentaine de soldats massacrés sans qu’il y
ait ni combat ni réactivité.

Le second porte sur la démission, en l’espace d’une seule année et en pleine
période de transition, de deux chefs d’Etat-major, les généraux Rachid Ammar et
Mohamed Salah Hamdi, ce qui dit long sur la situation délétère qui prévaut au
sein de cette institution républicaine.

Classée en 2014 par le Global Firepower (GFP), 66ème armée du monde sur un total
de 106 pays listés, la petite armée de frontières tunisienne a toujours été
crainte, depuis le coup d’Etat avorté en 1962, par les présidents qui se sont
succédé, jusque-là, à la tête de l’Etat tunisien. C’est ce qui explique sa
marginalisation à dessein, et ses corollaires: son évolution en vase clos sans
aucune supervision institutionnelle publique, son sous-financement, son
sous-équipement, et surtout son sous-encadrement perceptible à travers sa
composition en grande majorité de simples soldats et d’officiers de bas grades
(caporaux, sergents et adjudants).

Les présidents tunisiens ont toujours craint l’armée

Les deux coups les plus durs portés à l’armée nationale ont eu lieu au temps de
Ben Ali: le décès, en 2002, dans un crash controversé d’hélicoptère à Medjez El
Bab (nord-ouest de Tunisie), de treize officiers et sous-officiers, dont le chef
d’Etat-major de l’armé de terre tunisienne, le général Abdelaziz Skik, et
l’affaire de Barraket Essahel, une opération de décapitation de l’armée
tunisienne survenue entre avril et juillet 1991. Cette dernière a touché 244
militaires soit 25 officiers supérieurs, 88 officiers, 82 sous-officiers et 49
hommes de troupe.

L’actuel président provisoire, Moncef Marzouki, n’a pas échappé à la règle. Il
s’est toujours méfié de l’armée qui ne serait pas, d’après son maître, le gourou
Rached Ghannouchi, acquise aux islamistes tout comme les médias et la police
(comme le montre une vidéo d’une rencontre entre le gourou des salafistes datant
du 12 avril 2012).

C’est cette peur des militaires qui aurait amené Marzouki à démettre de ses
fonctions Rachid Ammar et à le remplacer par Mohamed Salah Hamdi.

Les deux, la marionnette et son marionnettiste, redoutaient un scénario à
l’égyptienne. Reflétant cette peur bleue de la Grande muette, le porte-parole de
la présidence provisoire, Adnene Mansar, est allé jusqu’à évoquer, dans une
interview accordée à la chaîne de télévision Ettounsia, un coup d’Etat fomenté
par plusieurs parties dont l’armée nationale. Néanmoins, ce porte-parole n’a
jamais apporté, jusqu’à ce jour, la moindre preuve pour étayer ses révélations.

C’est cette peur des militaires qui aurait amené le président Marzouki à
démettre de ses fonctions le général Rachid Ammar et à le remplacer par le
général Mohamed Salah Hamdi dont le nom lui aurait été soufflé par l’ambassadeur
tunisien en Libye, le nahdhaoui Ridha Boukadi qui aurait, selon les médias, des
rapports très louches avec les djihadistes islamistes en Libye et ceux envoyés
en Syrie. Le général Mohamed Salah Hamdi étant à l’époque sous ses ordres en
tant que conseiller militaire.

En nommant un chef d’Etat-major de l’armée de terre à sa mesure, le président
provisoire se serait permis de nommer des officiers acquis à sa cause, ce qui
aurait impacté négativement le rendement de l’armée dans sa lutte contre le
terrorisme.

Qui doit gouverner l’armée

Les choses ont bien marché pour le président provisoire au temps où les deux
têtes de l’exécutif étaient en parfaite osmose: Ali Larayedh, chef de
gouvernement nahdhaoui, et lui-même chef suprême des forces armées.

Avec l’avènement du gouvernement de Mehdi Jomaa, les choses ont changé…

il n’y a plus d’harmonie avec la présidence provisoire.


Car la loi portant organisation provisoire des pouvoirs publics (OPPP) stipule
dans son article 11 que «le président provisoire de la République, chef suprême
des forces armées, assure le commandement supérieur, proclame l’état de guerre
ou de paix, procède aux nominations des hauts cadres de l’armée ainsi qu’à leur
limogeage, et ce en accord avec le chef du gouvernement auquel revient la
supervision totale du ministère de la Défense. Mais il n’a pas à s’immiscer dans
l’exécution au quotidien».

Seulement avec l’avènement du gouvernement de Mehdi Jomaa, les choses ont
changé. Le gouvernement n’est plus en harmonie avec la présidence provisoire.
Tous les coups sont, désormais, permis pour couler l’une ou l’autre partie.

La chance a souri à Mehdi Jomaa qui a découvert à la faveur de sa rencontre avec
le Premier ministre algérien à Tebessa, juste après le massacre, dans des
circonstances scandaleuses, de 15 soldats à Henchir Tella, à Kasserine, que
l’Etat-major des forces terrestres tunisien ne coopérait pas avec les Algériens
comme l’avait recommandé le gouvernement et ne coordonnait pas avec la garde
nationale et la police.

Le CPR aux abois, parce que Marzouki n’a plus d’autorité réelle sur
l’armée…

Confronté apparemment à tant de défaillances, le général Mohamed Salah Hamdi a
préféré jeter l’éponge et lâcher Marzouki. Ce dernier avait, d’ailleurs, l’air
ténébreux lors de la dernière accolade avec le général démissionnaire. Cette
démission d’un allié de cette trempe, à deux mois des élections générales, peut
être considérée comme une perte sèche pour Marzouki qui comptait, peut-être, sur
la Grande muette pour remporter les prochaines élections au plan logistique
d’autant plus que, d’après nos informations, il se serait assuré le financement
de sa campagne et de celle de son parti par l’Etat de Qatar.

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la meute des répondeurs automatiques du
Congrès pour la république (CPR), consciente de l’ampleur de ce revers et du
fait que Marzouki n’a plus d’autorité réelle sur l’armée, s’est déchainé sur le
ministre de la Défense et l’a qualifié de tous les noms, allant jusqu’à demander
sa démission.

La Grande muette à réformer en toute urgence

Par delà ce bras de fer non dit entre le gouvernement et la présidence, l’armée
nationale a besoin, en urgence, d’une grande réforme, et ce sont ses propres
officiers qui le réclament à cor et à cri.

Dans un long article paru dans le quotidien La Presse de Tunisie du 31 juillet
2014, le général de brigade à la retraire, Mohamed Meddeb, relève que «le
dossier de la défense du pays et sa sécurité n’est pas et ne doit jamais être
l’apanage des seuls cadres de l’armée et de l’appareil sécuritaire, au contraire
c’est plutôt l’affaire de chacun d’entre nous, dirigeants, membres de la société
civile et citoyens ordinaires».

Cette déclaration dit long sur le non dit qui prévaut au sein de la Grande
muette.

Un Conseil supérieur de transition de la sécurité nationale regroupant
l’armée, la police, la garde nationale, l’UGTT, l’UTICA…

Il faut reconnaître ici que certains politiques ont attiré, à maintes reprises,
l’attention sur les limites du Conseil de sécurité qui ne leur dit pas tout. Le
président de la Haute instance politique du parti politique Al Joumhouri, Ahmed
Néjib Chebbi, relève que «rien de crédible n’a filtré, jusque-là, sur les
circonstances de l’assassinat des leaders politiques, ni sur les groupes
retranchés sur les hauteurs du centre-ouest et nord-ouest, ni sur le poids réel
des salafistes djihadistes, ni sur l’effectif des contrebandiers dans le pays».

Pour y remédier, il propose la création d’un Conseil supérieur de transition de
la sécurité nationale qui grouperait l’armée, la police, la garde nationale, les
partis et les représentants de la société civile (UGTT, UTICA, UTAP…).
Il a justifié sa proposition par le besoin d’informer le peuple tunisien de ce
qui se passe dans le domaine sécuritaire, qui ne doit pas être l’apanage des
forces de la sûreté nationale.

Pour sa part, Mokhtar Ben Nasr, ancien porte-parole du ministère de la Défense,
ne cesse de déclarer sur les plateaux audiovisuels que «le moment est plus que
jamais venu pour restructurer la Grande muette et l’amener à rendre compte au
contribuable de son rendement et à faire preuve de transparence, de bonne
gouvernance et d’efficience».

Il a notamment mis l’accent sur l’enjeu d’intégrer la Garde nationale dans
l’armée, de réduire la centralisation de l’armée et de conférer aux
commandements déconcentrés et décentralisés plus d’autonomie dans la prise de
décision.

Georges Pompidou : «il ne suffit pas d’être grand homme, il faut l’être
au bon moment»

Il a également appelé les constituants et les partis à former des spécialistes
dans les affaires de la défense afin de pouvoir contrôler en connaissance de
cause la mission et les équipements de l’armée.

In fine, les deux chefs d’Etat-major qui ont démissionné, les généraux Rachid
Ammar et Mohamed Salah Hamdi, ont le devoir d’informer le peuple sur ce qui se
passe dans la Grande muette, sur l’énigme du mont Chaambi, sur le nombre exact
des terroristes, sur les responsabilités des uns et des autres, et sur les
interférences politiques. Il y va de leur intégrité et loyauté envers ce peuple.
Car, comme disait Georges Pompidou, «il ne suffit pas d’être grand homme, il
faut l’être au bon moment».