Le
spectacle que donne l’Assemblée nationale constituante dans le débat sur le
projet de loi de finances complémentaire est à tous les points de vue désolant.
Un absentéisme record puisque moins de la moitié des députés étaient présents.
Pourtant, le sujet est d’importance. On se permet de refuser certains articles
pour des raisons qui n’ont rien avoir avec le texte en question. Juste pour se
venger d’avoir été privés d’une indemnité qui leur aurait été promise.
Tenez-vous bien que son montant s’élève à 5 millions de dinars, une somme énorme
au moment où le gouvernement racle les fonds des tiroirs et fait les poches des
contribuables pour réunir des sommes nécessaires beaucoup moins importante.
«Certains députés qui cherchent à se faire réélire font du populisme de
mauvais aloi parce qu’ils se savent regardés par leurs électeurs potentiels»
Le timbre du mariage, qui a tant décrié, ne rapporterait que quelques centaines
de milliers de dinars.
Certains députés qui cherchent à se faire réélire font du populisme de mauvais
aloi rien que parce qu’ils se savent regardés par leurs électeurs potentiels. En
refusant un timbre par-ci, une taxe par-là, alors que dans le cas d’espèce ils
doivent proposer une contribution équivalente pour boucler le budget.
Survenant alors que dans le même temps, les membres des commissions
parlementaires usent de tous les atermoiements et de toutes les manœuvres
dilatoires pour retarder l’adoption de la loi antiterroriste, ces gesticulations
ont fini par discréditer une Assemblée déjà largement rejetée par l’opinion
publique.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là?
Souvenez-vous. Au lendemain de la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, on est
passé de l’article 56 à l’article 57 de la Constitution encore en vigueur. Ce
qui voulait dire que le président de la Chambre des députés était chargé des
fonctions de président de la République par intérim pour une période de six mois
au terme desquels l’élection présidentielle devait être organisée. Un présumé
candidat, pressé s’il en était, avait même fait imprimer ses affiches de
campagne. Il y posait, en compagnie de la dirigeante de son parti. L’image
rappelait étrangement le couple présidentiel déchu. C’est à ce moment que les
révolutionnaires s’étaient manifestés. Non satisfaits d’un changement de façade,
ils voulaient un changement total de régime.
Les Sit-inners de Kasbah 1 puis de Kasbah 2 entraient alors en scène réclamant
l’élection d’une Assemblée chargée d’adopter une nouvelle Constitution. Le
«Front du 14 janvier» constitué comme fer de lance de cette revendication était
composé d’abord autour du Watad de Chokri Belaïd et du POCT de Hamma Hammami
(des gauchistes, des unionistes, des nassériens, des baathistes rejoints par la
centrale syndicale UGTT.
Vingt-huit (28) organisations devaient réclamer la création d’un «conseil
national pour la protection de la révolution» dont les acteurs principaux sont
l’UGTT, le Conseil de l’ordre des avocats et le parti Ettakatol (le Front
démocratique pour le travail et les libertés), rejoints plus tard par le parti
islamiste Ennahdha.
«C’est à ce moment que les révolutionnaires s’étaient manifestés. Non
satisfaits d’un changement de façade, ils voulaient un changement total de
régime»
Le Front et le Conseil devaient être à l’origine de la fondation de l’Instance
de réalisation des objectifs de la révolution, des réformes politiques et de la
transition démocratique, plus connue sous le nom d’Instance Yadh Ben Achour du
nom de son président dont la revendication principale fut l’élection d’une
Assemblée chargée de la rédaction d’une nouvelle Constitution.
On s’y résout sans enthousiasme
Le premier chef du gouvernement Mohamed Ghannouchi maintenu dans ses fonctions
après le 14 janvier, contesté de toutes parts finit par jeter l’éponge.
Entre-temps, la Chambre des députés dont le président Fouad Mebazaa était devenu
pourtant le chef de l’Etat intérimaire s’était auto-dissoute en remettant ses
pouvoirs à ce dernier en vue de légiférer par décrets-lois.
Quant à la Chambre des conseillers, l’autre Assemblée du Parlement bicaméral
elle était jetée aux oubliettes sans ménagement. Seuls ses locaux devaient
servir de siège à la nouvelle Instance reconvertie en assemblée législative sans
que cette fonction ne fût jamais reconnue.
«Le choix d’un nouveau chef du gouvernement, Béji Caïd Essebsi, sonna le
glas de la Loi fondamentale adoptée le 1er juin 1959»
Avec le départ de Mohamed Ghannouchi, on entre dans une phase nouvelle de la
transition. Sans que l’on sache si la revendication de l’Assemblée constituante
allait être satisfaite ou pas.
Le locataire provisoire du Palais de Carthage était réticent à aller au-delà des
six mois règlementaires. Le nouveau chef du gouvernement, Béji Caïd Essebsi,
choisi par celui-ci, alors que le texte suprême qui était encore en vigueur
refusait au Premier ministre de démissionner devait sonner le glas de la Loi
fondamentale adoptée le 1er juin 1959 mais profondément défigurée par les
différents amendements introduits depuis.
Même opposé à l’élection de l’ANC, BCE s’y résolut sans enthousiasme. Mais pour
ce faire, il fallait d’abord constituer l’Instance indépendante des élections,
car bien évidemment on ne faisait plus confiance au ministère de l’Intérieur
largement abhorrée à l’époque, de conduire cette consultation. Ce fut l’ISIE de
Kamel Jendoubi qui se mit à l’œuvre. Fixées pour 24 juillet 2011, les élections
de l’ANC ne furent possibles que le 23 octobre suivant.
Pouvait-on alors respirer?
Le décret-loi portant convocation des électeurs prévoyait bien que l’ANC aura
une année pour élaborer et adopter la nouvelle constitution mais qui pourrait
garantir qu’elle s’en tiendra à cette durée. La légitimité des urnes ne lui
monterait-elle pas à la tête et ne l’amènerait-elle pas à vouloir s’éterniser.
Une crainte légitime à laquelle M. Ben Achour crut trouver la parade en amenant
les principaux partis politiques à signer un engagement sur l’honneur pour le
respect de cette durée. Seul un parti, sur les douze sollicités, fait défection.
Anticipant les résultats des élections, trois partis politiques, un islamiste (Ennahdha)
et deux laïcs (le CPR de Moncef Marzouki et Ettakatol que dirige Mustapha Ben
Jaâfar) conclurent une alliance de gouvernement qu’on a vite appelée la Troïka.
Bien que la moitié seulement du corps électoral prît part à la consultation,
cette dernière se tint dans l’enthousiasme général et connut une affluence
remarquable. Les résultats ne démentirent pas les prévisions et la Troïka prit
effectivement le pouvoir selon un partage des responsabilités suprêmes entre les
trois partis.
«A quelques exceptions près, les députés n’étaient pas armés pour
élaborer la Loi fondamentale. D’autant que le choix de la page blanche n’était
pas le plus approprié…»
Dès son entrée en fonction, l’ANC -le cœur de cette nouvelle légitimité- montra
qu’elle avait les dents longues. Elle mit plus d’un mois à approuver la «petite
Constitution» en se donnant non seulement une fonction constitutive mais aussi
et en premier lieu une fonction législative et une autre se rapportant au
contrôle du gouvernement. Très vite, il était apparu qu’on avait affaire à un
Parlement qui voulait être comme les autres.
De toute évidence, la mise en place de la nouvelle Constitution n’était pas son
souci -ni majeur ni premier. A quelques exceptions près, les députés n’étaient
pas armés pour élaborer la Loi fondamentale. D’autant que le choix de la page
blanche n’était pas le plus approprié dans un pays qui a une longue histoire
avec la Constitution. Elire un président de la République, accorder
l’investiture au gouvernement, deux fonctions nouvelles de l’action
parlementaire en Tunisie donnèrent à l’ANC des ailes. Ce large pouvoir avait
grisé ses membres surtout que le choix de la transmission en direct des séances
plénières leur donna une soudaine popularité. Ils ne manquèrent pas, d’ailleurs,
d’en user et parfois d’en abuser.
Ne pas perdre au change
Ayant souhaité être à Carthage, le président de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfar
trouva qu’il n’avait rien perdu au change. Il fit tout pour donner à sa fonction
plus de poids que ce qu’elle représente, un simple distributeur de paroles et un
coordonnateur entre les différentes commissions.
De simple collègue parmi ses collègues, il tint à être une part du pouvoir sinon
le centre du pouvoir. Il était dès lors entendu qu’une année ne lui suffirait
pas ni à lui ni à ses collègues pour asseoir leur pouvoir. La fonction
législative et de contrôle prenait pas sur la fonction constitutive devenue
subalterne.
«Dès le départ, l’Assemblée constituante refusa net de limiter la durée
de son mandat non à un an comme engagement en avait été pourtant pris…»
Comme c’est elle qui avait nommé le président et le gouvernement, ces deux
institutions n’avaient aucun droit sur elle. Elle devint le centre tout puissant
d’un pouvoir sans limite. Il y avait de quoi se sentir omnipotent d’autant que
cela se conjuguait avec la conscience d’une prise du pouvoir comme d’un butin de
guerre.
Alors l’engagement sur l’honneur d’une année ne tint pas, les promesses, dit-on,
ne valent que pour ceux qui y croient. Dès le départ, l’Assemblée constituante
refusa net de limiter la durée de son mandat non à un an comme engagement en
avait été pourtant pris, ni à une quelconque autre durée. Les députés
caressèrent à un moment le rêve de durer éternellement! Et pourquoi pas au moins
3 ans pour pouvoir bénéficier d’une pension de retraite conséquente.
«Le tourisme parlementaire devint une activité à laquelle s’adonnèrent
plein de députés sans vergogne»
Du moment que les considérations matérielles s’introduisirent, le ver était dans
le fruit. L’ANC devint alors un théâtre d’ombres. Les inutiles gesticulations (y
compris par le coup de poing), les vaines apostrophes aux membres du
gouvernement (le droit de nommer c’est aussi le droit de démettre), le droit de
vie ou de mort (sur les projets de loi qui, pour un oui ou un non, sont
rejetés), tout cela donna de l’ANC un spectacle désolant qui finit par la
discréditer et décrédibiliser la politique et les politiciens avec elle.
Le tourisme parlementaire devint une activité à laquelle s’adonnèrent plein de
députés sans vergogne. On a même vu des hommes d’affaires sans scrupules
«acheter» des députés pour se donner de l’importance sans que cela portât à
conséquences.
Deux ans, deux crises
Pour faire court, il a fallu plus de deux ans, deux crises consécutives à deux
assassinats politiques dont l’une des victimes était un député de la
Constituante, Mohamed Brahmi, pour qu’enfin la Constitution fût adoptée le 26
janvier 2014. Une Constitution enfin consensuelle et qui répond aux normes
admises. Le projet du 1er juin, celui réellement de la majorité de l’ANC, était
bien en deçà des attentes. Les coups de semonce que lui ont été adressés sous
forme d’appels à sa dissolution et le retrait d’un bon tiers de ses élus ont
fini par avoir raison de sa toute puissance.
«Caisse de résonnance au départ, elle finit par devenir une chambre
d’enregistrement de décisions prises en dehors»
Il a fallu plusieurs semaines de marchandage et l’opiniâtreté du parti dominant,
Ennahdha, qui accepta de quitter le gouvernement mais pas le pouvoir dont l’ANC
est dépositaire pour qu’elle fût sauvée.
Rejetée par une opinion publique largement fatiguée par le spectacle qu’elle
donne et qui ne lui fait pas honneur, l’Assemblée constituante a perdu une part
de ses prérogatives. Caisse de résonnance au départ, elle finit par devenir une
chambre d’enregistrement de décisions prises en dehors.
C’est le Quartet du Dialogue national, constitué autour de l’UGTT et composé de
l’UTICA, de la LTDH et du Conseil national des avocats, qui a pris le pas et
c’est en son sein que les décisions déterminantes sont prises.
«Si on excepte Ennahdha et Ettakatol … les autres partis doivent
maintenant se mordre les doigts d’avoir réclamé cette ANC».
Pourquoi dès lors maintenir cette ANC qui coûte aussi de l’argent -beaucoup
d’argent- au moment où chaque dinar compte? C’est pour maintenir une façade de
pouvoir formel et donner au parti islamiste dominant les artifices d’un pouvoir
qui pourtant lui échappe même si parfois il profère des menaces d’activer l’ANC,
qu’il est incapable de mettre à exécution tant celle-ci est délégitimée. Si on
excepte Ennahdha et à un degré moindre Ettakatol, ses principaux bénéficiaires,
les autres partis doivent maintenant se mordre les doigts d’avoir réclamé cette
ANC.
Un boulet, comment s’en délester
Il ne fait plus de doute que cette Assemblée constitutive est devenue un
véritable boulet. Comment s’en délester, maintenant qu’elle est rejetée par
l’opinion publique et méprisée par une grande majorité de la population?
Ses gesticulations, l’absentéisme de ses députés, la tragi-comédie qu’elle offre
en spectacle ont fini par lasser les Tunisiens. Devrait-on la supporter jusqu’au
bout?
«Entre fin octobre et début février, l’Etat va-t-il sommeiller? Certes
pas au vu des défis qu’il doit affronter»
Dans quelques semaines son président démissionnera, c’est maintenant une
certitude, pour se consacrer à sa campagne. Ne serait-il pas plus approprié que
l’ANC en profite pour fermer boutique? En remettant son pouvoir législatif au
chef du gouvernement appelé à légiférer par décret-loi car il sera le seul qui
restera en fonction entre deux Assemblées et deux présidents.
En effet, selon le calendrier établi par l’ISIE, il faudrait attendre le 15
janvier 2015 pour que le nouveau chef de l’Etat soit connu. A lui incombera
alors la charge de désigner le prochain chef de gouvernement. Entre fin octobre
et début février, l’Etat va-t-il sommeiller? Certes pas au vu des défis qu’il
doit affronter. Alors pourquoi l’ANC ne plie pas bagage plutôt que prévu? Les
Tunisiens pousseront alors un ouf de soulagement. Non pas parce que la phase de
transition est en voie d’achèvement, mais bien parce que l’ANC est enfin devenue
partie de l’histoire.
Serait-elle du bon ou du mauvais côté? En tout cas elle ne serait pas une page
lumineuse de cette Histoire. Loin s’en faut.
Du même auteur :
Tunisie – Terrorisme : Après l’embuscade de Chaambi, la Troïka dans de mauvais
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Tunisie – Politique : Pourquoi cette proposition «saugrenue» d’Ennahdha?
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