Depuis
le XVIème siècle, une relation spéciale intime lie la Tunisie à la Turquie. Ce
siècle de tous les dangers pour les musulmans s’ouvre sous de mauvais auspices.
L’Andalousie, où flottait l’étendard vert depuis huit siècles, est perdue à
jamais avec la chute de Grenade en 1492. L’Empire ottoman, alors à son apogée,
ne peut ou ne veut rien faire.
Auréolés par la «Reconquista», les Espagnols d’Isabelle la Catholique poussèrent
leur avantage jusqu’aux portes de Tunis, l’un des principaux théâtres
d’affrontement en Méditerranée. Entre 1534 et 1574, les troupes des deux camps
livrent bataille sur bataille pour prendre le contrôle de la ville. Ce sont les
luttes intestines fratricides propres à la dynastie des Hafsides en fin de règne
dont les derniers souverains avaient demandé l’aide des Espagnols qui étaient à
l’origine de ce désordre.
Des commandants des flottes turques, comme Kheireddine connu sous son sobriquet
Barberousse, puis Darghouth, Eulj Ali Pacha et enfin Sinan, contribuèrent à
réintégrer l’Ifriqya d’alors dans le giron de l’Islam.
Les Tunisiens leur demeurent à jamais reconnaissants. Depuis lors, l’histoire
des deux pays étaient intimement liés, ne serait-ce que du fait que tous les
souverains qui avaient régné sur cette partie du Maghreb depuis lors étaient
tous plus ou moins turcs jusqu’à la proclamation de la République le 25 juillet
1957. Pour autant, ces liens devenaient de plus en plus lâches, quand bien même
Habib Bourguiba avait de l’admiration pour le fondateur de la Turquie moderne,
Mustapha Kamel Ataturk qui fut son inspirateur pour les réformes introduites
dans le pays (Lire notre article
Tunisie: «Bourguiba et l’islam» de Lotfi
Hajji).
Ce souffle réformiste nous le devions aussi à un autre Turc, Khair-Eddine Pacha,
le seul à avoir été grand vizir du Bey de Tunis puis du Sultan d’Istanbul.
Tunisie/Turquie : Une jeune démocratie et un printemps démocratique
Mais en ces jours que pourraient avoir en commun Tunis et Ankara? Si peu de
choses. Quelques 80 millions d’habitants chez l’un, à peine onze millions chez
l’autre. Un vaste territoire sur deux continents, plutôt continental pour l’un,
une minuscule superficie sur un long littoral pour l’autre. Une jeune démocratie
dirigée par un islamisme pragmatique après une longue période d’autocratie
laïque et militaire auprès de l’un, un début de «printemps» démocratique mâtiné
d’avènement de l’islam politique mais malheureusement entaché de terrorisme à
base d’extrémisme religieux auprès de l’autre.
L’une et l’autre ont en commun d’avoir presque simultanément des élections à
tous égards déterminantes. La Turquie vient d’organiser sa première élection
présidentielle au suffrage universel quand la Tunisie se livrera à ce même
exercice dans quatre mois à peine.
Recep Tayyip Erdogan, chef charismatique du parti islamiste AKP -de la Justice
et du Développement- au pouvoir depuis douze ans en tant que chef de
gouvernement, a remporté haut la main ce scrutin dès le premier tour devenant le
maître incontesté de son pays.
Erdogan, un autoritaire…
Accusé d’autoritarisme et soupçonné de vouloir «présidentialiser» un régime
jusque-là parlementaire, il ne s’en défend pas car il ne va pas rester les bras
croisés dans son palais de Çankaya, siège de la présidence à Ankara et ne se
contentera pas d’inaugurer les chrysanthèmes.
Quels enseignements devrions-nous tirer pour notre pays de ce scrutin sur les
rives du Bosphore et dans le fin fond de l’Anatolie?
… Même si ses attributions sont limitées, … il va assumer sa tâche dans
les meilleures conditions“.
D’abord et c’est le plus important, la Turquie dispose d’un leader charismatique
capable de rassembler autour de son nom une majorité confortable de ses
compatriotes. C’est un homme, fort de l’adhésion populaire, qui va prendre en
charge ses hautes responsabilités. Cela est essentiel. Car même si ses
attributions sont limitées, même si ses adversaires ne manqueront pas de
l’accuser de tous les maux, il va assumer sa tâche dans les meilleures
conditions. Il pourra alors appliquer son programme et mettre en place ses idées
et propositions.
Dans ce scrutin, M. Erdogan avait en face de lui seulement deux adversaires car
les partis politiques turcs, conscients du poids du Premier ministre sortant
leader d’un parti qui n’a perdu aucune élection depuis 1999, se sont appliqués à
lui trouver des outsiders à la mesure de son poids. C’est ainsi que les deux
partis de l’opposition, l’un kémaliste, le Parti républicain du peuple (CHP), et
l’autre d’extrême droite, le parti de l’action nationaliste (MHP), se sont
ligués pour lui mettre en travers de sa route un poids lourd même s’il est
novice en politique.
“Les deux grands partis laïcs ont eu la géniale idée de lui opposer
l’ancien secrétaire général de la Conférence islamique, Ekmeleddin Ihsanoglu,
pourtant musulman pratiquant et conservateur“.
Les deux plus grands partis laïcs ont eu, en effet, la géniale idée de lui
opposer l’ancien secrétaire général de la Conférence islamique, Ekmeleddin
Ihsanoglu, pourtant musulman pratiquant et conservateur. Même si on dit que
l’idée vient d’un islamiste notoire, un prédicateur opposant invétéré d’Erdogan,
l’Imam Fathullah Gulen exilé aux Etats-Unis, l’idée ne manque pas d’audace. Cela
a permis à l’opposition laïque, dont une grande partie n’a pas adhéré à l’idée,
de recueillir sous ce nom 38% des voix. Ce qui est une prouesse au vu de la
machine électorale dont dispose le chef du gouvernement sortant et du soutien
que sa candidature a trouvé auprès d’un large frange de la communauté des
affaires soucieuse de préserver ses intérêts.
Le troisième candidat est le jeune avocat kurde Salahuttin Demirtas qui a rempli
son contrat puisqu’il a obtenu presque 10% des voix recueillies auprès de sa
minorité nationale qui représente 15% de la population turque.
Dans les mêmes conditions que verrons-nous chez nous?
Tout laisse penser qu’en raison d’ego surdimensionnés et en l’absence d’hommes
ou de femmes réellement charismatiques, nous ne serons pas à moins d’une
trentaine de candidats à l’élection présidentielle. Certains se sont déjà
déclarés avant d’être sûrs d’obtenir les parrainages indispensables. D’autres
affûtent leurs armes attendant le moment propice pour sortir du gué.
“Comment expliquer cette ruée vers ce poste, pourtant secondaire au
regard des maigres attributions qui lui sont octroyées?“
On aura bien sûr les dirigeants des principaux partis politiques qui ne sont pas
moins d’une dizaine. Une des candidates, inconnue au bataillon bien qu’elle soit
leader d’un mini-parti, prétend réunir sur son nom 70 formations politiques. Pas
moins. Cela n’est pas étonnant quand on sait que le nombre des partis autorisés
n’est pas loin de deux cents dont une très grande majorité ne réunit que leurs
fondateurs.
Comment expliquer cette ruée vers ce poste, pourtant secondaire au regard des
maigres attributions qui lui sont octroyées? C’est certainement le caractère
présidentiel ou carrément présidentialiste du régime dans le passé qui justifie
les convoitises. On a ce sentiment à l’esprit quand on voit la somme de
promesses lancées à tout-va par les candidats, allant du TGV à l’hôpital de
région, de l’éducation à réformer, à l’emploi sinon au pouvoir d’achat à
accroître, quand le président de la République n’a aucune prise sur ces secteurs
sous l’autorité du chef du gouvernement.
“Quand on sait qu’au premier tour on choisit et au second on élimine, …
le chef de l’Etat ne sera souhaité en fait que par une poignée de Tunisiens“.
Qu’aurions-nous au soir du premier tour si jamais on arrive à rendre publics des
résultats devant ce cafouillis de candidats à la pelle si jamais ces derniers
arrivent à réunir les parrainages édictés? D’abord, nous serons dans
l’impossibilité de nous contenter d’un seul tour de scrutin. Le trop grand
éparpillement des voix peut donner un paysage tellement morcelé que le président
finalement élu arrivera à Carthage complètement affaibli. Pour tout le moins.
Car il est tout à fait possible que les deux premiers qualifiés au second tour
ne réuniront sur leur nom au premier tour qu’au plus 20% du corps électoral.
C’est trop peu. Quand on sait qu’au premier tour on choisit et au second on
élimine, on se rend compte que le chef de l’Etat ne sera souhaité en fait que
par une poignée de Tunisiens. Comment peut-il dès lors prétendre être le
président de tous les Tunisiens? Le président sans attributions est le symbole
de l’unité de la nation. Celui qui prendra la charge le sera-t-il vraiment?
Comment pallier à cette situation, à la fois pénalisante sur le plan politique,
ridicule sur le plan personnel, et avilissante pour la dignité de la fonction
éminente de chef de l’Etat?
“Les partis ayant obtenu 10% des voix aux élections législatives ont
seuls le droit de présenter un candidat“.
L’exemple turc peut être utile à préciser. En effet, pour être candidat à la
présidentielle, il faut être éligible à la députation, c’est-à-dire âgé de 25
ans au moins, ayant un diplôme de l’enseignement supérieur et ne pas être privé
de ses droits civils. En plus, il doit être présenté par écrit par 20 membres du
Parlement. Les partis ayant obtenu 10% des voix aux élections législatives ont
seuls le droit de présenter un candidat.
Bien qu’en Tunisie les conditions pour être candidat soient plus draconiennes
puisqu’il faut soit être présenté par 10 députés ou par un nombre donné
d’électeurs dans un grand nombre de circonscriptions, outre une caution
financière non remboursable à moins d’obtenir un seuil donné de votants, rien
n’est prévu en ce qui a trait aux représentants de partis quasiment ignorés dans
le scrutin présidentiel quand ils sont essentiels aux élections législatives
basées sur les listes dans des circonscriptions larges.
“Pour le prochain scrutin, il serait utile que des garde-fous soient
établis pour éviter les candidatures fantaisistes“
Pour l’élection de novembre-décembre prochains, le coup est parti et il n’est
plus possible d’ajuster le tir. Pour le prochain scrutin, il serait utile que
des garde-fous soient établis pour éviter les candidatures fantaisistes ou
celles présentées pour le principe ou pour marquer le coup!
D’abord, comment imaginer qu’après un demi-siècle de la démocratisation de
l’enseignement on n’exige pas du premier magistrat du pays ou des femmes et
hommes appelés à légiférer d’être détenteurs d’un diplôme universitaire?
“Réunir le parrainage d’électeurs de plusieurs circonscriptions est une
formalité fastidieuse qui peut conduire à la corruption“.
La politique c’est du sérieux sinon on serait dans la situation de ce président
du conseil de la IVème République française à qui ses élus lui ont envoyé un des
leurs pour lui trouver du travail et qui, après l’avoir interrogé vainement sur
ses diplômes ou ce qu’il savait faire, eut cette boutade: «Que voulez-vous que
je fasse de vous mon cher ami? Je n’ai qu’une seule solution, vous nommer
ministre», car c’est la seule fonction où il n’y a aucune condition, ni d’âge,
ni de diplôme du reste.
Réunir le parrainage d’électeurs de plusieurs circonscriptions est une formalité
fastidieuse et qui peut être aisément entaché de tentative de corruption.
La présentation par écrit et un nombre déterminé de députés, 20 au moins, est
recommandée car cela donne aux candidats une certaine crédibilité. De même,
l’idée de permettre aux partis ayant atteint un certain seuil à la dernière
consultation, 5% par exemple, ne serait pas mauvaise. On peut l’étendre même à
une alliance de partis qui, ensemble, réuniraient le taux plancher déterminé.
AKP et Ennahdha, et l’Internationale islamiste
On ne peut parler de la Tunisie et de la Turquie sans évoquer les relations
«chaleureusement fraternelles» entre les deux partis islamistes, l’AKP d’Erdogan
et Ennahdha de Ghannouchi. Tous les deux seraient, avec les «Frères musulmans»
d’Egypte et dans d’autres pays arabes, membres de l’Internationale islamiste
même s’ils s’en défendent. Le parti turc a accueilli avec satisfaction
l’avènement de son alter ego tunisien au pourvoir en 2011.
“Rached Ghannouchi a décroché son téléphone pour féliciter le nouveau
maître incontestable d’Istanbul et de toute la Turquie“.
De même Ennahdha a montré un plaisir non dissimulé devant la victoire qu’il juge
éclatante d’Erdogan à l’élection du 10 août dernier. Rached Ghannouchi a
décroché son téléphone pour féliciter le nouveau maître incontestable d’Istanbul
et de toute la Turquie. Le parti s’est fendu d’un long communiqué fort élogieux
où il n’a pas oublié de considérer ce triomphe comme une «victoire du printemps
arabe dans la réalisation de la liberté, de la dignité et la justice». Les
organes d’information d’Ennahdha ou proches de lui ont été, on ne peut plus
dithyrambiques. «C’est bon pour le moral», écrivait un de nos confrères en
commentant cette ferveur.
“… Cette proposition a pour finalité de «punir» l’ex-numéro 2 du parti,
Hamadi Jebali, privée soutien islamiste affiché“.
Mais Ennahdha aurait été inspiré de prendre exemple sur la Turquie. Non sur
Erdogan précisément mais sur son opposition. Au lieu de sortir cette «idée
saugrenue» de «candidat consensuel» à la présidence de la République, car les
deux termes sont antinomiques, nos islamistes auraient mieux fait de convenir
avec d’autres formations proches afin de présenter un candidat commun qui aurait
été certainement un outsider de poids au prochain scrutin présidentiel. Mais on
voit maintenant que cette proposition, qui finit en queue de poisson, a pour
finalité de «punir» l’ex-numéro 2 du parti
Hamadi Jebali, privé de soutien
islamiste affiché.
Cette idée a échoué à ouvrir la voie à un marchandage qui aurait permis des
manœuvres dans la pure tradition de l’Islam politique. Sur ce plan, l’idée a
fait pschitt…
Erdogan vs Ghannouchi…
La grande différence entre l’AKP et Ennahdha, c’est que le chef du premier veut
être le chef institutionnel du pays et reconnu comme tel en même temps que le
leader de sa formation, quitte à subir les contrecoups de l’impopularité somme
toute ordinaire en démocratie. Le second, par contre, veut que son «Zaïm»
indétrônable détienne un pouvoir sans partage dans le pays et sur le parti,
nomme et limoge qui il veut quand il veut, décide de tout et régente tout, ne
partage rien avec aucun même s’il donne l’impression -fausse bien sûr-
d’encourager une «démocratie interne».
“Erdogan cherche à assumer sa charge et ce qui va avec, Ghannouchi est mû
par le syndrome Kadhafi qui a toujours soutenu qu’il n’est qu’un leader mais
jamais il ne veut être considéré comme chef de l’Etat“
Mais en même temps, il tient à ne rien subir puisque nominalement il n’est rien
à part être inspirateur d’idées et brasseur de vent.
En somme, le premier (Erdogan) cherche à assumer sa charge et ce qui va avec,
quand le second (Ghannouchi) est mû par le syndrome Kadhafi qui a toujours
soutenu qu’il n’est qu’un penseur, un leader mais jamais il ne veut être
considéré comme chef de l’Etat. Alors que tout le monde sait que rien ne se fait
sans son aval.
Au moins l’élection triomphale de Recep Tayyip Erdogan nous permet de voir plus
clair sur ce plan.