Tunisie – Réformes de l’enseignement : «Mesures coup de poing sans assise scientifique» (Partie I)


rentree-scolaire_tunisie.gifLes
décisions prises lors du dernier conseil ministériel et touchant à
l’introduction des langues internationales dès les premières années de base et
celles imposant le concours national pour la 6ème année école de base et 9ème
année ainsi que la réduction de 25 à 20% la participation à la moyenne générale
dans le rachat lors du concours de baccalauréat, ont suscité nombre de questions
auprès des experts dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, mais
également des inquiétudes quant aux possibilités de leur concrétisation sur le
terrain.

A quel point ces décisions pourraient-elles œuvrer à l’amélioration du niveau de
l’enseignement en Tunisie?

Ces mesures prévues pour la rentrée scolaire 2015/2016 exigeraient-elles plus de
temps dans la préparation des modalités pratiques et nécessaires à leur
exécution?

A ces questions, deux expertes dotées d’une expérience de plus de 20 ans dans
l’enseignement, essayent d’apporter les réponses et les explications.

«Je commencerais tout d’abord par dire que depuis la révolution, le secteur qui
subit le plus de pression est l’éducation. En premier, à cause des remaniements
ministériels, et également à cause des “grabuges” des syndicats qui ne sont pas
sur les questions de fond et sont loin de se pencher sur les problèmes réels
sans pour autant traiter les véritables problèmes du corps enseignant», affirme
Insaf Gamaoun, inspectrice de l’éducation civique auprès des collèges et des
lycées.

Une position plus tranchée est observée par une autre inspectrice, militante
syndicaliste qui préfère taire son nom: «ces décisions sont irréfléchies, non
fondées et sans aucune assise scientifique. Elles ressemblent plus à une
opération «coup de poing». Des décisions prises à pied levé sous la pression
d’un lobby «panier à crabes» au sein du ministère servant des fins politiques,
et un lobby régionaliste plutôt que le secteur de l’éducation.

Scientifiquement parlant, ces décisions relèvent de la «sagesse folklorique» car
intuitives, improvisées, impressionnistes. Elles ont été décidées suite à un
semblant de colloque tenu au CENAFFE (Centre national de formation des
formateurs en éducation) réunissant les administrateurs (soucieux de garder
leurs postes ou d’être promus) et quelques inspecteurs. Les femmes furent
exclues, à part celles opérant dans l’administration. Un colloque «poudre aux
yeux» où le ministre a délibérément ignoré le représentant syndical des
inspecteurs du primaire (N. Chmengui) et où le secrétaire du syndicat des
inspecteurs ne fut pas invité».

Le ministre de l’Education nationale est cloué au pilori par Madame N.B qui
estime que ces mesures, contrairement aux déclarations du ministre, n’ont pas
été prises suite à une consultation avec les inspecteurs -écartés depuis les
élections du 23 octobre 2011, des concertations, ni avec la société civile- sauf
«les ONG du même bord idéologique et politique», qui continue sur sa lancée pour
dénoncer l’introduction des langues française et anglaise, à des niveaux
différents du primaire aussi rapidement.

L’introduction du français à la 2ème année primaire fut suggérée depuis des
années. L’actuel ministre n’a fait que la récupérer! Toute la question est la
mise en œuvre. A savoir le personnel enseignant manquant, les spécialistes, le
niveau des instituteurs qui baisse à vue d’œil (il suffit de voir les cahiers
des élèves pour le constater). La formation des instituteurs appelés à assurer
le contrôle, etc.

Elle est étayée par Insaf Gamaoun qui affirme que l’introduction des langues
nécessite d’abord un programme scolaire préétabli par les pédagogues, des
manuels bien faits et qui prennent en considération la psychologie de l’élève et
aussi les caractéristiques de l’école tunisiennes. «Pour votre information, un
manuel bien fait nécessite 6 mois au moins de travail. Il faut éviter le risque
de le voir bâclé et parachuté».

Pareil pour la langue anglaise, son introduction en 3ème année est une
catastrophe annoncée! Cette question fut au centre d’un débat houleux avec le
ministère depuis des années et a vu la résistance des inspecteurs d’anglais. Le
lancement des “Clubs d’Anglais“ depuis quelques années ne fut pas un grand
succès, et ce pour des raisons suivantes.

Au niveau de la psycholinguistique et didactique concernant les théories
d’acquisition et d’apprentissage. Nombre de recherches académiques conseillent
l’apprentissage des langues dès le jeune âge car l’enfant y est plus disposé.

Toutefois, il est à noter que l’apprentissage de trois langues en parallèle
(arabe standard, français et anglais) peut être contreproductif pour des raisons
inhérentes à la psychologie et au processus d’apprentissage ainsi qu’à la
psychologie de l’enfant: interférence, manque de «bain linguistique» et feedback
auditif, la motivation et l’attitude ainsi que le type d’intelligence chez
l’apprenant, le style d’apprentissage dominant…

De plus, le temps imparti à l’apprentissage de ces langues sera impérativement
insuffisant pour assurer l’apprentissage efficient. Le résultat est un système
idiosyncrasique très approximatif chez l’apprenant l’empêchant d’accéder au
niveau fonctionnel dans l’usage de la langue.

Il y a ensuite le manque de personnels enseignants spécialisés! Seules les 2
premières promotions des instituteurs désignés à animer ces clubs -après
concours- pouvaient “parler anglais”. Pour le reste c’était catastrophique (il
suffit de demander aux profs d’anglais des collèges qui crient au secours en
raison des fautes et inexactitudes des contenus dispensés par ces instits
non-qualifiés!). Le résultat observé est: des erreurs fossilisées!

Absence de corps d’inspection au primaire spécialiste de la langue anglaise.
Imaginez le chaos! Comment peut-on donc évaluer les pratiques en classe de ces
instits qui vont «enseigner l’anglais»? La qualité de l’enseignement va en pâtir
davantage et la situation ne fera que se dégrader!

Quel personnel va assurer cet enseignement dans l’absence de ces spécialistes?
Qu’en est-il de la formation de ce nouveau corps quand on sait que les
inspecteurs du primaire parlent arabe et français? Où est le manuel d’anglais
pour la classe de 3ème primaire? Réponse: simplement inexistant!!

Un recrutement lourd pour les caisses de l’Etat dans la fonction publique déjà
surchargée.

Comme l’a toujours voulu la «tradition», les cours particuliers vont sévir de
plus belle!

Quelle pédagogie peut faciliter le succès de ces mesures?

La deuxième partie de cet article sera consacrée au rachat au baccalauréat et
aux concours des 6ème et 9ème années.