A la grande surprise des observateurs, le gouvernement Jomâa est passé tout d’un coup et précipitamment du statut d’un gouvernement de mission, désigné suite à un «consensus» adopté autour d’une feuille de route, à un gouvernement de planification stratégique. Ceci a laissé perplexe une large frange de Tunisiens. D’abord, il a été estimé que l’équipe gouvernementale a dépassé ses prérogatives mais il a été surtout constaté que son bilan traduit une grande indécision même quant à la gestion des affaires courantes de l’Etat.
Dès les premiers jours de sa prise de fonctions en tant que chef de l’exécutif, fin janvier 2014, l’équipe Jomaâ a affirmé qu’elle déploiera tous les efforts indispensables pour faire revaloriser le travail et l’action et le respect de l’Etat, dans ses institutions, ses lois et ses règles comme uniques garants de la cohésion des Tunisiens autour des objectifs de la création de richesses et de la recherche de solutions pour les difficultés et les risques qui guettent le pays.
Au fur et à mesure, il apparaît qu’entre la représentation des promesses et leur concrétisation, il y a eu un grand écart, et pour cause, la promulgation de la loi de finances complémentaire (LFC) au titre de l’exercice 2014 a pris des mois en tractations et pourparlers au vu de son contenu qui a soulevé toute sorte de polémique (lire notre article: Le projet de la discorde).
Il en fut de même pour faire passer certaines lois économiques et la nouvelle réglementation régissant l’investissement vu aussi leur blocage à tous les niveaux.
Les simples démarches pour l’ajustement de certaines dispositions fiscales à travers la simplification et la recherche d’une certaine unicité des taux et des assiettes d’imposition pour minimiser l’impact de l’informalité et l’évasion fiscale qui hypothèquent la pérennité d’exploitation de l’entreprise tunisienne se sont soldées par un échec compte tenu du jugement des parties prenantes économiques et sociales de leur effet insignifiant en termes de réforme et de restructuration.
Bilan de l’équipe Jomâa
Au cours des prochains jours, il n’est pas attendu que le gouvernement actuel ait à défendre son bilan économique, social et évidemment sécuritaire de son passage éphémère au pouvoir. Il est peu probable aussi que les politiciens et les analystes s’intéressent à dresser un bilan du gouvernement sortant. Durant son bref mandat, l’équipe «technocrate» dont des membres, qui occupent des postes clés de gouvernance et de décision, sont issus de certaines mouvances politiques influentes ne s’est pas démarquée de la conduite de ses prédécesseurs quant à la réalisation de projets, la création de l’emploi et même l’enlèvement des monticules d’ordures qui jonchent nos rues.
Rappelons à titre indicatif que l’investissement local -public et privé- a baissé durant les sept premiers mois de l’année en cours de 19% et que l’encours des investissements étrangers a régressé à son tour au cours de la même période de 25%. Les tristes records ne sont pas arrêtés à ce niveau ni à ce domaine puisque le déficit courant a dépassé, le 20 août écoulé, le seuil inédit de 9,06 milliards de dinars, provenant principalement d’une mauvaise gouvernance des autorités des balances économiques principales, à savoir l’alimentation et l’énergie.
“L’hémorragie de l’endettement extérieur a saigné les ressources du pays et a continué à hypothéquer l’économie nationale pour des décennies à venir“
L’hémorragie de l’endettement extérieur a saigné davantage les ressources du pays et a continué à hypothéquer l’économie nationale pour des décennies à venir: le taux d’endettement extérieur dépasse actuellement 51% du Produit intérieur brut (PIB). Vient s’ajouter aux crédits extérieurs innombrables obtenus sous diverses formes par les troïkas dont l’enveloppe s’est élevée, rien qu’entre 2012 et 2013, à 16,08 milliards de dinars, un montant global de 3 milliards de dinars dont un don de 316 MDT de la Turquie, un don et des prêts de l’Union européenne (UE) de 1,08 milliard de dinars, un don du Qatar pour 790 MDT et une garantie de crédit des Etats-Unis de 795 MDT.
Note de sondage et d’évaluation du climat des affaires en Tunisie
Source : Centre tunisien de veille et d’intelligence économique, Institut arabe des chefs d’entreprise, T2-2014.
Evidemment, ces concours de valeurs astronomiques ont couvert, paraît-il, les différents déficits engendrés par la gestion des affaires budgétaires et financières du pays par le gouvernement, bien qu’elles soient libellées sur les comptes de l’Etat en devises.
Sur un autre plan, on peut donc certes considérer que la dette extérieure tunisienne est devenue insoutenable, au sens strictement technique du terme, ce qui met la Tunisie carrément et prochainement à deux doigts du défaut de paiement sachant que le service de la dette étrangère, en principal et intérêt, augmentera d’ici 2018 de 50% d’après les prévisions du ministère de l’Economie et des Finances.
Le glissement continu du dinar observé, au moins depuis trois ans, et l’accroissement attendu des marges d’intérêt sur les engagements extérieurs de notre pays qui sont du type variable et qui se déterminent en fonction des perspectives économiques futures de la Tunisie, selon les estimations des maisons de notation internationales, sont des paramètres qui sont pris en compte de façon déterminante et qui pourraient accroître davantage le service de la dette.
En ce qui concerne le climat des affaires et au vu d’un ratio de liquidité de l’économie nationale de 63%, la Banque centrale de Tunisie est intervenue fin juillet écoulé afin de réguler le marché à hauteur de 5,489 milliards de dinars suite à une volatilité accrue des dépôts bancaires.
Selon le Centre tunisien de veille et d’intelligence économique, les indices de confiance sectoriels sont globalement en baisse durant le deuxième trimestre de l’année courante, notamment dans le secteur du bâtiment, dynamo de l’économie qui a enregistré un décroissement, à ce niveau, de 6%.
“… le pouvoir d’achat des Tunisiens… a régressé de 21% à partir de l’année 2012“.
L’inflation ouverte, qui atteint 6% le mois dernier, ne pourra pas être freinée du moins à moyen, tout en notant que le pouvoir d’achat des Tunisiens, toutes classes confondues, a régressé de 21% à partir de l’année 2012, ce qui a impacté négativement les équilibres entre les marchés de biens et services, de l’emploi et du capital pour entraîner les ménages dans une spirale d’endettement qui a engendré une grave crise de resserrement du crédit et qui aura des répercussions néfastes en termes économiques et sociaux.
Essai d’évaluation
Il est inutile de dire encore une fois que le gouvernement de «technocrates» n’a pas pu mener à bien ses missions, car cela s’apparente à une lapalissade compte tenu du manque d’expérience certain de nombre de ses membres voire l’improvisation de certains malgré des curricula vitae respectables, bien garnis et des selfies qui ont fait le tour des réseaux sociaux.
La politique suivie par ce gouvernement n’a malheureusement fait qu’aggraver les dégâts des deux troïkas dont certains sont définitifs, irréversibles sauf miracle, et séquestreront des générations de Tunisiens pour longtemps.
Quant à la question sécuritaire, et malgré une bonne volonté affichée par le gouvernement sortant, on peut constater, non sans amertume, que les attentats terroristes ont continué à secouer le pays durant les derniers mois, et que le climat d’insécurité ne cesse de persister avec les nouvelles déclarations de Mehdi Jomaâ, qui annonce des attentats terroristes au cours de ce mois de septembre.
Malgré les ambitions affichées de l’équipe dirigeante actuelle de résoudre des problèmes structurels, de rationaliser les dépenses de la Caisse générale de compensation, de réformer le système financier, de réduire le déficit budgétaire malgré les indicateurs de son aggravation pour l’avenir et la restructuration de centaines d’entreprises publiques qualifiées de gouffre financier pour l’Etat, mais aussi du tourisme et la relance de l’investissement, on constate que le gouvernement n’avait pas les moyens de ses ambitions…
“… on remarque que Jomaâ et son équipe ont organisé un forum international ressemblant beaucoup plus à un show de démarchage…“
En dépit des revers aux niveaux économique, social, financier et sécuritaire, et dans un contexte de crise majeure coïncidant avec une ambiance électorale dominante, on remarque que Jomaâ et son équipe ont organisé une conférence internationale ressemblant beaucoup plus à un show de démarchage et où étaient éminemment absents les blocs de partenariat stratégique de l’UE, de l’Amérique du Nord, des BRICS, des pays du Golfe, etc.
Cette manifestation a été l’occasion de la brillante et remarquable présence de fonds vautours pudiquement appelés “fonds de retournement“ dont l’objectif apparent est le partenariat et la restructuration des projets en difficulté, mais leurs vrais desseins sont de s’approprier des domaines stratégiques des pays.
Ce qui est étonnant, c’est la précipitation du gouvernement pour présenter tout un socle juridique à l’implantation de ces fonds malgré un très bref laps de temps lui restant avant de partir, normalement, et de façon définitive comme l’espèrent beaucoup de Tunisiens pour en finir avec des périodes de transitions qui ont duré longtemps et comme convenu dans la feuille de route.