Un nouveau rapport de la Banque mondiale explique comment les politiques économiques suivies depuis plus de 57 ans d’indépendance ont empêché, par leur incohérence, la Tunisie de valoriser son immense potentiel et met en évidence l’urgence d’adopter un nouvel modèle de croissance plus ouvert, et surtout, plus inclusif.
Néanmoins, ce document, fort intéressant certes, présente le désavantage de privilégier les réformes structurelles nécessaires pour y remédier et occulte la primauté de la réforme du pouvoir politique, clientéliste, à l’origine de tous les blocages économiques. Des essayistes tunisiens et étrangers y ont déjà pensé.
Présenté, mercredi 17 septembre, en grande pompe à l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE), le rapport, intitulé «La révolution inachevée – Créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens», comprend notamment une nouvelle analyse des obstacles qui ont entravé jusque-là l’investissement, la libre entreprise, la concurrence, le système financier, le droit du travail, l’industrie et l’agriculture.
Ce rapport relève que «la suppression des obstacles actuels à l’expansion de l’économie tunisienne pourrait faire doubler le nombre de nouveaux emplois créés par an pour le porter à 100.000».
Pour y arriver, le document conclut que le succès d’une telle tâche est tributaire de la disponibilité en Tunisie «d’un puissant leadership politique qui serve de moteur à un dialogue national sur la manière de créer un environnement économique sain, un environnement qui puisse promouvoir l’investissement et permettre aux sociétés d’augmenter leur productivité, d’être hautement concurrentielles sur la scène internationale, tout en accélérant la création d’emplois et en mettant parallèlement en place un système qui permette de partager équitablement les bénéfices de cette croissance et de s’assurer que personne n’est laissé pour compte».
Le mal de l’économie tunisienne, c’est le clientélisme
Par-delà leur qualité et leur opportunité, les conclusions-recommandations des analyses de ce rapport ne sont en fait ni nouvelles, ni innovantes, ni surprenantes. C’est à la limite du réchauffé.
Il faut rappeler que, depuis les années 80, des économistes et sociologues tunisiens et étrangers s’étaient penchés sur la problématique économique tunisienne et avaient publié individuellement ou collectivement une dizaine d’excellents essais.
Parmi ceux-ci, il y a lieu de citer «L’économie tunisienne: réalités et voies pour l’avenir», de Hachemi Alaya «Tunisie au présent, une modernité au-dessus de tout soupçon», essai collectif animé par le Français Michel Camau, et «Tunisie: la politique économique de la réforme», ouvrage collectif dirigé par William Zartman, professeur et chercheur à l’Ecole des études internationales avancées de l’Université John Hopkins de Washington.
Mention spéciale pour deux ouvrages-références de haute facture, en l’occurrence, «La force de l’obéissance économique et politique en Tunisie» de la chercheuse française Béatrice Hibou, et «Le syndrome de Bourguiba» du socio-économiste tunisien Aziz Krichen.
Ces deux essayistes ont eu le mérite de transcender l’analyse sectorielle des obstacles qui entravent une croissance inclusive pour décoder et déchiffrer les mécanismes du véritable mal qui a rongé l’économie du pays depuis l’accès à l’indépendance et qui demeure encore en vigueur jusqu’à ce jour.
Pour eux, ce mal a pour nom le clientélisme, c’est-à-dire l’instrumentalisation-appropriation de l’économie du pays pour le maintien au pouvoir de l’équipe dirigeante.
Ce clientélisme a survécu à plusieurs crises en prenant plusieurs formes. Ainsi, la Tunisie a connu le clientélisme dirigiste (étatisation intégrale de la société durant 15 ans après l’indépendance), le clientélisme libéral et ultralibéral (1970-2014). Il leur faut ajouter le clientélisme religieux des nahdhaouis après le soulèvement encadré du 11 janvier 2011.
Le mécanisme principal du système étant de faire en sorte que tous les acteurs économiques (salariés, chefs d’entreprise…) ne puissent pas se procurer «les moyens de la puissance économique que jusqu’à un certain point: il s’agit de leur interdire toute possibilité d’autonomisation vis à-vis de l’Etat» (c’est-à-dire le pouvoir).
Les instruments utilisés par le pouvoir pour s’assurer de l’allégeance des acteurs économiques sont l’agrément préalable, le crédit, le chantage fiscal, les droits de douane, la surévaluation des prix industriels…
Conséquence: par les effets cumulés de ce système clientéliste, et leurs corollaires, la création de privilèges et de situations de rentes et de monopoles ne peuvent qu’aboutir à la paralysie que connaît actuellement l’économie du pays.
C’est pour dire que la solution ne réside pas seulement dans les réformes économiques et financières structurelles proposées par la Banque mondiale mais surtout dans le changement de la nature du pouvoir politique clientéliste, dans sa suppression totale et dans la mise à la disposition des acteurs économiques des moyens de leur autonomisation par rapport à ce pouvoir.
In fine, loin de nous tout discours réducteur à l’endroit du rapport de la Banque mondiale, nous estimons uniquement que le principal problème qui se pose à l’économie du pays est inhérent au pouvoir politique et à son incohérence depuis l’accession du pays à l’indépendance. Nous pensons en même temps que ce document demeure une œuvre de compilation fort utile et peut servir, comme l’a signalé Eileen Murray, représentante résidente de la Banque mondiale Tunisie, «un document de base pour repenser le modèle économique tunisien».