«D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens», avait déclaré le président Bourguiba dans l’un de ses mémorables discours.
Citoyens, peut-être pas tout à fait, et c’est ce qui explique l’absence de tradition et de culture démocratique en Tunisie. C’est ce qui explique la naissance d’une opposition brimée quand «le guide suprême», despote éclairé, gouvernait.
Une opposition récupérée par un Ben Ali, dictateur tout court! Une opposition professionnelle sans alternatives, sans propositions constructives et surtout sans aucune vision pour le pays.
Une opposition impuissante à tel point qu’elle a dû recourir au quartet pour une sortie honorable de la crise gouvernementale qui a commencé avec Hamadi Jebali, Premier ministre de la Troïka, et s’est terminée avec Ali Larayedh, nahdhaoui et défenseur féroce du parti islamiste et des valeurs des Ikhouans.
Le drame de la Tunisie a été que Bourguiba, malade, affaibli et courtisé à outrance, doublé d’une mégalomanie, n’a pas achevé son œuvre en faisant des Tunisiens, instruits et cultivés, de véritables citoyens dont l’appartenance à une nation et l’allégeance à la patrie ne souffrent pas de doute et priment sur les égos et les ambitions folles et démesurées.
Du temps de Bourguiba, les Tunisiens se faisaient valoir par leurs diplômes universitaires et la qualité de leur éducation. Du temps de Ben Ali, c’est le début de la descente aux enfers, car les conseillers d’un président bien renseigné mais pas cultivé lui ont recommandé de «dé-cultiver, et dés-instruire» le peuple. C’est plus facile de gouverner un peuple d’ignares qu’un peuple éduqué. Il sera ainsi dans l’incapacité d’être critique et encore moins dans une logique revendicatrice.
Les valeurs de Ben Ali étaient celles des apparences, des affairistes, des contrebandiers et des corrompus. Il a toutefois préservé l’Etat en asservissant les compétences et en suscitant les appétences. Ben Ali, en homme rôdé aux outils du renseignement, a corrompu des centaines si ce n’est des milliers de personnes, opposition comprise. En témoignent les listes des informateurs et informatrices dont les noms au ministère de l’Intérieur ont disparu comme par enchantement après le passage d’une grande opposante et d’un ministre partisan.
L’opposition devrait voir plus grand pour la Tunisie
Pourquoi l’opposition d’hier, qui ambitionne plus que tout le pouvoir aujourd’hui, ne voit pas grand pour la Tunisie? Pourquoi sa première œuvre a-t-elle été de prôner l’égalité dans l’indigence intellectuelle et matérielle, alors qu’elle était censée réapprendre aux Tunisiens à rêver et offrir des alternatives valorisantes et élevées pour la jeunesse? A cause de ce leadership défaillant, ne vous étonnez pas d’entendre des phrases du style «Un diplôme ne fait pas un homme», ou «Nous prenons l’argent de chez les politiques et les terroristes parce que nous n’avons rien à manger», ou encore «Nous chômeurs sommes systématiquement victimes de l’exclusion». Alors qu’en réalité, nombreux parmi eux sont tout juste des victimes d’un manque de volonté manifeste pour peiner et travailler.
Les nouvelles valeurs apportées par la plupart des opposants aujourd’hui sont «si vous ne travaillez pas, c’est parce qu’on ne vous a pas apporté votre poste aux conditions que vous voulez et sur un plateau d’argent. Si vous êtes sales, c’est parce que l’Etat ne paye pas votre savon. Si vous êtes impolis et incorrects, c’est parce que les pouvoirs publics n’ont pas assuré leur mission éducative».
Et la responsabilité de l’individu dans tout cela? Elle est nulle, inexistante! Que c’est triste et que de mépris envers nos concitoyens considérés comme des citoyens de second ordre qui doivent être totalement pris en charge et non comme responsables de leur situation et surtout capables, s’ils le veulent, de l’améliorer en réfléchissant aux meilleures portes de sortie et en militant pour des projets concrets, raisonnables et viables.
La Tunisie est redevenue aujourd’hui une poussière d’individus!
Y a-t-il une seule ou plusieurs Tunisie?
Pour Ghannouchi, il y a la musulmane et la laïque. La Tunisie, plurielle de par son histoire et sa grande civilisation, n’est pas celle qui n’a pas résisté aux attaques d’un Rached El Ghannouchi qui lui en veut d’être racée, ouverte et tolérante. C’est le premier à avoir suscité une crise identitaire aiguë qui a produit des djihadistes et des terroristes par milliers.
Le modèle social tunisien édifié depuis l’indépendance est remis en cause dans son essence même, et des Tunisiens tombent dans la déprime et des fois en meurent parce que ne se reconnaissant pas dans ce que Ghannouchi leur propose.
Pour rappel, le premier Tunisien qui a suscité la division d’un peuple, auparavant uni, est le président du mouvement Ennahdha, et non Béji Caïd Essebsi comme l’a prétendu le gourou sur le plateau de Nessma lors sa dernière parution. Et nous aurions aimé que l’animatrice de l’émission le lui rappelle. BCE a commis nombre d’erreurs mais n’a certainement pas joué le jeu de l’exclusion. Le premier qui a parlé de laïcs, de musulmans et «d’ilmaniins», d’infiltration d’armée et de police, c’est Rached El Ghannouchi et ses acolytes. Ils ont divisé la Tunisie en musulmans et apostats et ont été jusqu’à diviser les membres d’une seule famille entre laïcs et musulmans.
Avant son retour de Londres, la question ne se posait même pas pour les Tunisiens, respectueux naturellement du droit à la différence! Et c’est pour cela aussi qu’ils dépriment.
La Tunisie du savoir, du développement et des droits de la femme, c’est ce que Bourguiba ambitionnait pour sa Tunisie. L’égalité dans l’indigence intellectuelle et matérielle, c’est ce que prône l’opposition tunisienne du 21ème siècle.
NIMBY ou «Not in my back-yard» -en français, «pas de cela chez moi» et se présente comme une activité militante. Danny Trom, politologue et sociologue français, initiateur de ce concept, vise à dégager: «une approche des conflits environnementaux sensible aux compétences que mobilisent les militants dans la mise en forme d’une revendication crédible et acceptable». Le but: éviter que l’on accuse les militants de défendre des intérêts égoïstes. Un concept que nous devrions adopter dans les revendications socioéconomiques et démocratiques.
Pas de cela chez moi, cela veut dire pour nous Tunisiens: pas de terrorisme et d’extrémisme dans notre pays; pas de destruction des valeurs du savoir, du mérite et du travail; pas de surenchères aux dépens des intérêts nationaux; pas de mauvais usage des revendications sociales pouvant aller jusqu’à la mise à mort de l’économie du pays et la dégénérescence des valeurs civilisationnelles et culturelles nationales.
Pas de cela chez moi devrait inciter les leaders de demain à concevoir de nouvelles logiques institutionnelles, sociales et économiques au service des citoyens et du pays et non des ambitieux aveuglement attachés au pouvoir qui veulent aujourd’hui se partager un gâteau par force de moyens financiers et non par force de projets et d’idées.
«Peu importe que la voie menant à l’objectif soit directe ou tortueuse, le responsable de la bataille doit s’assurer du meilleur itinéraire conduisant au but. Parfois, l’exigence de la lutte impose contours et détours», clamait feu Bourguiba.
Aujourd’hui, en Tunisie, on ne voit pas d’itinéraires, on ne voit que des détours, de la fourberie et des contours.