Une évidence : le soulèvement, qui a eu lieu le 14 janvier 2011, était animé par un souffle progressiste. Les indignés qui étaient descendus dans les rues et dont certains avaient consenti le sacrifice suprême revendiquaient le droit au travail, à la dignité, à la justice sociale, à l’équité des chances et équilibre régional. Malheureusement quatre ans après, ils constatent qu’ils seront obligés de défendre, à travers les urnes, de nouvelles priorités plus contraignantes que celles pour lesquelles ils s’étaient révoltés, en l’occurrence la sécurité et la problématique religieuse.
En plus clair encore, la priorité aujourd’hui est de lutter contre le terrorisme et pour la séparation de la religion du politique.
De ce fait, les Tunisiens doivent prendre leur mal en patience et reporter leurs revendications d’avant la révolte à plus tard. Les (nouveaux) enjeux sont hélas plus importants.
Pourtant, à quelques jours seulement du rendez-vous électoral législatif et présidentiel, rares sont les partis qui ont pris conscience de cette nouvelle donne et prévu, dans leurs programmes, des réformes pour y faire face. L’écrasante majorité des partis est tombée dans le piège des promesses sans lendemains, omettant que sans la sécurité et sans la neutralité des lieux de culte, aucune réforme ne peut être menée à terme. Il faut donc résoudre en premier lieu ces deux nouvelles priorités absolues.
L’Islam politique, à l’origine de l’insécurité
A l’origine de cette donne, voire de ce changement de cap sociétal, la coalition gouvernementale, plus connue sous l’appellation “Troïka“, qui a accédé au pouvoir un certain 23 octobre 2011 à la faveur de cette révolte. La principale composante de cette Troïka, le mouvement Ennahdha, qui détenait tous les pouvoirs (parlementaire, exécutif et judiciaire), au lieu d’initier les réformes requises pour réaliser les objectifs de la révolte qui l’a menée au pouvoir sans qu’elle y participe, s’est employée, trois ans durant, à changer le modèle de société et à déstructurer les institutions de l’Etat. L’objectif était d’instaurer la Chariaa islamique, d’«islamiser la Tunisie» et d’utiliser les moyens forts pour y parvenir: milices, terroristes, contrebande et propagandes “apostasiantes“ et projihad dans les 6.000 mosquées que compte le pays.
Ce nouveau projet de société allait passer au forceps n’eussent été les difficultés économiques (cherté de la vie, contrebande, immobilisme de l’appareil de production…), et la réaction de la société civile qui était descendue massivement dans la rue pour faire le holà et amener la Troïka à faire des compromis et à adopter, en partenariat avec le reste des Tunisiens, une nouvelle Constitution consensuelle et de nouvelles institutions républicaines.
La menace sur la stabilité du projet de société tunisien demeure, néanmoins, entier tant qu’Ennahdha et ses dérivés demeurent attachés à la mouvance islamique internationale et refusent de se convertir en parti civil. A preuve,
le président du mouvement Wafa (proche d’Ennahdha), Abderraouf Ayadi, n’a-t-il pas déclaré, ces jours-ci, en pleine campagne électorale que «la lutte contre le terrorisme n’est pas, aujourd’hui, une priorité en Tunisie».
Pour mieux saisir l’enjeu de la séparation de la religion du politique, rappelons que toutes les communautés internationales qui ont opté pour ce choix ont connu stabilité, progrès, croissance et prospérité. Car, tout projet de société de tendance théocratique se fonde sur l’exclusion de l’autre alors que tout projet de société civil repose sur l’intégration et la coexistence de tous. C’est là la différence.
Les Tunisiens doivent choisir entre deux projets de société
Dans cette perspective et pour revenir à la campagne électorale, seuls deux partis ont osé, dans leurs campagnes électorales, mettre l’accent, de manière claire et sans ambages, sur l’urgence d’axer les efforts sur la sécurité et la séparation de la religion du politique.
Il s’agit d’El Massar -qui mène sa campagne sous l’étiquette de l’Union pour la Tunisie (UPT)- et de Nidaa Tounès.
L’UPT estime que la sécurité constitue la priorité des priorités et la condition sine qua non de l’ensemble du processus de transition démocratique. Pour Hafedh Halouani, coordinateur du programme économique et social de l’UPT, «la relance économique en est largement tributaire». Il pense que «des efforts particuliers doivent être consentis pour contenir le trafic d’armes et endiguer la prolifération terroriste et criminelle en Tunisie».
Pour sa part, Béji Caïd Essebsi (BCE), président de Nidaa Tounes, a été très clair quant à la séparation de la religion et du politique. Présentant le programme de son parti, BCE a demandé aux Tunisiens de «choisir entre le projet de son parti, celui de créer un Etat moderne, et celui de l’Islam politique, qui a été expérimenté et a échoué».
Les intellectuels pour la séparation entre la religion et le politique
L’approche de BCE est soutenue par d’éminents intellectuels. Dans son nouveau livre d’entretiens «Tunisie, la Révolution inachevée», Youssef Seddik, philosophe et spécialiste de l’anthropologie du Coran, propose une image répulsive, voire un portrait de l’islam politique et du danger que représente la résurgence de la religion dans l’espace public, avec l’avènement du mouvement islamiste Ennahdha au pouvoir.
Quant au penseur tunisien Abdelmajid Charfi, il estime dans son nouvel essai -«Les références de l’islam politique»- que l’intégration des mouvements islamistes dans le paysage politique ne peut réussir seulement à travers la neutralité des mosquées mais surtout et essentiellement par le canal d’une révision radicale de leurs politiques actuelles. Pour lui, cette révision suppose l’abandon de ce que les Anglo-saxons appellent l’«apostasisation», c’est-à -dire la tendance fâcheuse à qualifier les autres d’«apostats» et d’«hérétiques» et à prendre conscience que les sociétés ont besoin, aujourd’hui, d’une nouvelle islamisation fondée sur l’innovation, l’interprétation dynamique du message coranique et l’adaptation aux nouvelles exigences de l’époque. Parmi ces nouvelles exigences, il a cité la reconnaissance de l’alternance politique pacifique, du droit à la différence et du pluralisme politique.
Avant ces deux penseurs tunisiens, le poète syrien Adonis, plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, admet dans son récent recueil d’articles politiques «Printemps arabes. Religion et révolution» que «dans ce qu’on appelle les «révolutions arabes», il manque l’essentiel: la rupture avec l’islam institutionnalisé» avant d’ajouter: «Tant que la rupture ne sera pas établie entre la religion et l’Etat, il n’y aura pas de société arabe libre».
On ne peut pas être plus clair.