Ce qui est extraordinaire dans le vote du peuple tunisien du 26 octobre pour un parti progressiste, c’est que c’est un vote pour un projet sociétal et non pour un parti. Ceci, malgré le grand taux d’abstentionnisme des déçus du leadership politique, la défaillance des inscrits ou encore celle de ces milliers de jeunes qui ont manqué un rendez-vous important de l’histoire de leur pays.
«Selon moi, les élections de 2011 n’étaient pas faites sur fond de crise identitaire, car si cela avait été le cas, les slogans de la révolution l’auraient reflétée. Par ailleurs, les enquêtes que nous avons réalisées et qui viennent d’être publiées montrent que l’identité arabo-musulmane ne posait pas problème pour les Tunisiens. En revanche “la propreté des mains“ était leur souci réel. C’était l’un des slogans des artisans de la révolte. Les islamistes se sont présentés aux élections de 2011 comme des gens “propres et pieux“, ajoutant à ceci leur organisation et leur militantisme. Après trois ans d’expérience politique conduite par les islamistes et leurs alliés d’occasion, les Tunisiens ont voulu rappeler aux islamistes que l’objet de leur révolution n’était pas religieux mais profondément politique. Or les islamistes leurs ont fait peur précisément dans le domaine politique», nous a déclaré Mouldi Lahmar, professeur universitaire et expert en sociologie politique.
En réalité, il y a beaucoup de confusion dans cette déclaration, avec tout le respect que nous devons à M. Lahmar, car entre revendications “révolutionnaires“ et slogans des campagnes électorales des partis en lice de l’époque, les différences sont énormes! Le parti islamiste n’avait pas hésité à tirer profit des valeurs religieuses où l’on prêchait la bonté, la justice, l’équité, l’intégrité, etc., par peur de Dieu. D’ailleurs, lorsque l’on avait, à l’époque, posé la question aux Tunisiens sur le pourquoi du choix d’Ennahdha, la réponse a été naturellement: «Nous avons choisi ceux qui ont peur de Dieu et qui ne pourront, par conséquent, que faire du bien au pays».
Les Tunisiens avaient également choisi le parti politique le plus structuré, le mieux organisé ayant résisté à plus de 20 ans de travail dans la clandestinité et tiré profit des «exactions» de l’ancien régime en se «victimisant» à outrance! Là où les prétendus partis démocratiques avançaient en rangs dispersés, Ennahdha avait voulu imprégner les Tunisiens d’une idée fondamentale: «Nous sommes le parti qui protégera vos valeurs morales tout en veillant à respecter les principes démocratiques et les droits des femmes. Nous avons également payé cher notre retour et notre participation déclarée dans la vie publique de notre pays».
Tout de suite après les élections, nous avons vu un «Adel Almi», vendeur de légumes de son état, conduire une police religieuse dont la mission est la promotion de la vertu et la prévention du vice.
Ensuite, c’était aux constituants nahdhaouis de revenir sur leurs premières promesses de respect des droits des femmes, parlant de complémentarité et non d’égalité dans les droits et les devoirs, sans oublier toutes les tentatives de faire de la Chariaa une source de législation et qui ont échoué grâce à la vigilance de la société civile.
C’est ce qui fait du slogan «Mhabbet Tounes mouch klem» pour la campagne électorale 2014 d’Ennahdha (L’amour de la Tunisie n’est pas que paroles) un slogan creux et vide de sens, car le peuple tunisien y a tout de suite vu de la manipulation. Il n’en est quand même pas à sa première expérience.
Les Tunisiens ont choisi leur identité et non celle des islamistes issus des Frères musulmans!
La Tunisie a voté laïc, la France a voté islamique
Rappelez-vous les campagnes électorales de 2011. Campagnes tissées sur fond de guerres identitaires, de déclarations haineuses attisant l’animosité et les ressentiments entre différentes classes sociales et entre régions «favorisées» et d’autres victimes et marginalisées. Campagnes dont le cheval de bataille a été aussi celui de la lutte contre la corruption. Une lutte qui n’a pas été concrétisée dans les pratiques de ceux-là mêmes qui l’ont initiée et qui ont attisé le feu de la «fitna» et des désaccords entre des Tunisiens de tous bords, certes différents dans leurs convictions, mais unis par leur histoire, leur civilisation et leur terre.
En ce 26 octobre 2014, c’est cette même Tunisie qu’on avait convaincue à l’époque que Ben Ali et Co l’ont dépossédée de son identité qui vote Nidaa Tounes. Des Tunisiens qui ont voté utile indépendamment du fait d’être convaincus par le parti en lui-même ou non. Ils ont exprimé leur volonté de récupérer leur identité tuniso-tunisienne. Cette identité où l’islam est une composante centrale mais où des siècles d’ouverture, de tolérance, de métissages civilisationnels et raciaux et de paix ont été déterminants dans la constitution de leur structure mentale et qui fait d’eux l’un des peuples les plus pacifistes du monde.
C’est un vote qui clame haut et fort le refus de la violence et de l’extrémisme et la détermination d’une large frange des Tunisiens à ne pas se rallier aux jusqu’au-boutistes endoctrinés et exploités par les commerçants de la religion. Il n’exprime pas non plus un appel à l’exclusion, c’est tout juste un appel à ramener les obtus de la doctrine des Frères musulmans à réintégrer le modèle sociétal modéré millénaire tunisien. Car on oublie très souvent que le sens même de Tounes est «To3ness», c’est-à-dire que l’on peut s’y fier et y vivre en toute confiance. C’est comme si le peuple disait aux ultras orthodoxes islamistes «Nous sommes musulmans mais notre islam n’est pas le vôtre et nous ne vous suivrons pas sur le chemin de l’exclusion, du djihad, de la violence et de la division. Par contre, nous vous appelons à revenir aux sources de l’islam malékite, zeitounien ouvert et tolérant que nous n’avons cessé, nous peuple tunisien, de pratiquer depuis près de 14 siècles».
Mais dans tout ce qui s’est passé en Tunisie et ce qui s’y passe depuis près de 4 ans, ce qui est le plus surprenant, choquant et à la limite qui frôle la bêtise, ce sont les appréciations des médias occidentaux, principalement français, par rapport à la situation dans la région MENA, en général, et dans notre pays, en particulier.
Admettons-le, les Anglo-saxons ont fabriqué les “Printemps arabes“ de toutes pièces pour sauver leurs économies décadentes depuis 2007, sécuriser leur allié israélien dans la région et assurer leurs intérêts géostratégiques. Pour ce, mettre en lambeaux des pays, massacrant en passant des peuples ne leur posait guère problème.
Il s’agissait d’assurer leurs approvisionnements en hydrocarbures et d’y conforter le positionnement de leurs multinationales opérant dans tous les secteurs. Toutefois, pourquoi les Français, qui ont surfé sur la première vague des printemps arabes en profitant pour détruire la Libye pour exploiter ses richesses fossiles, nous donnent-ils l’impression amère qu’ils espèrent un nouveau printemps arabe? Est-ce parce que leurs objectifs en Libye n’ont pas été réalisés? Ou parce que l’Algérie et les pays de voisinage leur ont fermé toutes les portes d’une nouvelle intervention dans ce pays?
Eux qui ont colonisé pendant plus d’un siècle l’Algérie et des décennies la Tunisie, n’avaient-ils pas compris que notre islam modéré ne pouvait souffrir un autre islam «modéré» mais fabriqué par les services secrets occidentaux?
Les médias français, presque tous, avaient commencé dimanche 26 octobre, depuis tôt le matin, à faire leurs grandes annonces «Le parti islamiste Ennahdha part favori». Etaient-ils tuyautés par des sources que nous Tunisiens concernés directement par l’opération électorale ignorions? Leur ambassadeur si amoureux de l’islam politique modéré les aurait-il renseignés étant plus «éclairé» que nous?
«Les islamistes d’Ennahdha, au pouvoir de début 2012 à début 2014, et leurs principaux détracteurs séculiers, Nidaa Tounès partent favoris de ce scrutin mais une multitude d’autres listes sont en lice». Cette affirmation était sortie tout droit du journal télévisé de TF1, elle est plus ou moins modérée, nous en avons entendu d’autres très encourageantes pour le parti islamiste sur des chaînes TV telles TMC ou M6.
C’est quand même triste que, dans le pays des Droits de l’Homme, on soit tellement dans le mépris des autres peuples que l’on s’autorise à s’exprimer à leur place leur niant l’aptitude à réfléchir et décider par eux-mêmes.
La presse française a oublié que lorsque les légions romaines livraient des guerres sans merci aux Gaulois avant la naissance même du christianisme, le grand Platon citait Carthage en tant qu’exemple inédit d’une démocratie qui n’existait même pas en Grèce. La Tunisie fut depuis Carthage occupée par nombre de civilisations mais aucune n’a pu venir à bout de l’ouverture d’esprit et de la tolérance de son peuple. C’est ce qui fait que son islam à elle s’est adapté aux mœurs du peuple et non le contraire.
A bon entendeur