Présidentielle 2014 – Noureddine Hached : «La Tunisie est le pays des occasions perdues»

tunisie-directinfo-Noureddine-Hached-680.jpgHistorien de formation, anthropologue, diplomate et ancien haut cadre de l’Etat, Noureddine Hached, candidat à la présidentielle tunisienne de 2014, se présente, dans cette interview accordée à Webmanagercenter comme un fin observateur de l’évolution de la Tunisie, voire comme une image par résonance magnétique (IRM) de la société tunisienne.

Il fait un bilan globalement positif de la lutte, menée depuis 1881, par les Tunisiens pour l’indépendance, la liberté et la démocratie. Il se prononce sur plusieurs dossiers brûlants: l’édifice démocratique, le terrorisme, l’islam institutionnalisé, l’abandon scolaire, les défis à relever et autres questions d’actualité…

Entretien.

WMC : En votre qualité de candidat à la présidentielle, comment évaluez-vous le rendement des quatre présidents qui se sont succédé à la tête de l’Etat tunisien?

Noureddine Hached : De prime abord, je dirai qu’il est très difficile de les comparer en raison du grand écart entre les durées de leurs mandats. Bourguiba a eu à gouverner pendant trente ans (1957-1987), Ben Ali pendant 23 ans (1987-2010) tandis que Foued Mebazaa et Moncef Marzouki ont eu à présider, provisoirement, le pays pendant quatre ans (2011-2014).

Les quatre présidents ont eu par contre en commun cette fâcheuse tendance à rater les occasions historiques qui leur étaient offertes: la période d’accès au moindre coût à l’indépendance, le changement pacifique du 7 novembre 1987 et le soulèvement du 14 janvier 2011. La Tunisie ne serait ainsi que le pays des occasions perdues.

En d’autres termes, je pense que le processus du 20 mars 1956 a commencé le 14 janvier 2011 et que la lutte pour la liberté et la dignité ne date pas de la révolte de décembre 2010 mais bien avant. Elle a commencé, exactement, en 1881. La Tunisie a capitalisé, en conséquence, environ 130 ans de lutte pour être ce qu’elle est aujourd’hui. C’est-à-dire un pays sur le point d’édifier, sur des bases solides, pacifiques et pérennes, la première démocratie dans le monde arabe. Un pays dont le parcours rappelle ceux accomplis par de grandes démocraties occidentales comme la Belgique ou la Suisse.

Je tiens à préciser qu’en ma qualité d’historien, mon rôle n’est pas de justifier la qualité de gouvernance des présidents (option pour l’autoritarisme, la présidence à vie, le clientélisme, les manipulations de la Constitution, le développement aux dépens des libertés et de la démocratie), mais de l’expliquer. Je ne me réclame pas de l’école justificative.

Pour résumer, j’estime que le bilan est globalement positif et que les Tunisiens qui étaient au nombre de 1,5 million en 1881, 3 millions en 1956 et 11 millions, actuellement, peuvent être fiers de leur pays et admettre qu’ils s’en sont bien sortis.

Pourtant, de nombreuses exactions ont été commises à l’endroit des Tunisiens au temps des présidents précédents. Vous n’en parlez pas et vous donnez l’impression que vous les occultez délibérément.

C’est que l’Histoire du pays n’est pas une simple ligne droite. C’est un processus complexe. Elle ne retient que les moments qui marquent les peuples. Ainsi, tous les présidents qui se sont fait piéger par leur égo et intérêts personnels sont aujourd’hui dans les oubliettes de l’Histoire.

Est-ce nécessaire de rappeler, à titre indicatif, que les Tunisiens ne retiennent que peu de choses de l’ère beylicale et des 19 beys qui ont gouverné le pays pendant 250 ans. Cela pour dire que l’Histoire ne pardonne pas.

Selon vous quels sont les principaux défis que la Tunisie doit relever, de nos jours?

Le premier défi à court terme consiste à achever l’édifice démocratique et à renforcer les acquis accomplis par l’organisation du reste des échéances électorales: la présidentielle, les élections municipales et régionales.

L’accent doit être mis également sur l’urgence d’adopter une centaine de lois qui devraient consacrer au quotidien la Constitution. Pour utiliser une image, ce processus démocratique pourrait être assimilé à un moteur dont on doit assembler toutes les composantes pour qu’il puisse démarrer.

A moyen terme, la Tunisie gagnerait à associer la société civile à la gouvernance en tant que partenaire à part entière aux côtés des autres pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire…). A cette fin, elle peut s’inspirer de l’expertise développée à ce sujet par le Japon et s’approcher du peloton des pays démocratiques.

Il s’agit en quelque sorte de restituer la parole et le pouvoir au peuple, d’être à son écoute et de cesser de lui dicter une ligne de conduite et de lui imposer des choix.

Pour mémoire, depuis 1956, les Tunisiens ont marché sur leur tête. Autrement dit, ils ont eu à subir le diktat de dirigeants qui ont pensé pour eux. De nos jours, il faut plier les genoux pour servir le Tunisien.

D’où l’enjeu, aujourd’hui, de reconstruire le système politique et de le remplacer par un autre à même de favoriser la participation des Tunisiens à la prise de décision et à l’élaboration des choix.

Parmi les mécanismes qui peuvent aider à atteindre cet objectif figurent la déconcentration, la décentralisation et le pouvoir local.

A long terme, le défi à relever consistera à affiner les mécanismes d’exécution des lois et des réformes, et ce à tous les niveaux. Car les problèmes de la Tunisie sont récurrents et bien connus. La Tunisie, qui est un des pays les mieux étudiés du monde, a en plus l’avantage de disposer d’un des meilleurs arsenaux de lois dans le monde.

Moralité: ce qui doit être fait dans notre pays est identifié et n’attend qu’à être mis en œuvre.

Le principal problème qui se pose, dès lors, à la Tunisie réside dans la volonté politique et dans l’exécution. Cette même volonté qu’avait offerte Bourguiba, au lendemain de l’indépendance, quand il avait avalisé et soutenu toutes les études sectorielles élaborées par les cadres tunisiens. Au nombre de ces études figuraient la réforme de l’enseignement de Mahmoud Messaadi et celle de l’économie d’Ahmed Ben Salah (l’industrie industrialisante).

Si je suis élu, ma priorité sera d’offrir cette volonté politique et d’améliorer les mécanismes d’exécution. J’ai promis également aux Tunisiens de visiter chaque semaine une délégation du pays.

Vous avez certainement consigné tous ces engagements dans un document. Voudriez-vous nous le présenter brièvement?

Ce livre est intitulé «Ma vision de la Tunisie éternelle». Dans ce livre, je développe plusieurs visions en matière de démocratie, de prérogatives du président de la République, de défense et de sécurité. J’y traite également de la paix sociale et des diplomaties sectorielles: diplomatie économique, diplomatie culturelle, diplomatie environnementale…

Pour revenir aux défis, les observateurs de la chose tunisienne estiment que les plus gros problèmes que la Tunisie se doit de résoudre résident dans le terrorisme et dans l’amalgame entre la religion et la politique. Qu’en pensez-vous?

Concernant le terrorisme, la meilleure réponse à ce fléau est de poursuivre l’édifice démocratique, de mettre en place un Etat fort capable de conférer aux rouages de l’Etat l’efficience requise et, partant, de lutter contre la bureaucratie et la corruption. L’ultime objectif est de mobiliser toutes les ressources du pays au service du développement et à réunir les conditions d’une vie digne aux citoyens, et donc créer la prospérité, l’unique alternative pour intéresser les Tunisiens à leur pays et à cimenter leur union.

S’agissant de l’identité religion–politique, je pense que le phénomène est mondial. L’écrivain français André Malraux l’avait déjà prédit. Selon lui, «le 21ème siècle sera le siècle de la spiritualité». Pour les fins observateurs, si l’extrémisme religieux est visible dans le monde arabe et islamique, il est en train de couver dans le monde occidental.

Je rappelle que pour le monde arabo-musulman, la cause palestinienne et la défaite des Arabes face à Israël en 1967 ont été et sont toujours de profondes blessures, des traumatismes qui ont été pour beaucoup dans l’émergence de l’extrémisme religieux.

Dans vos déclarations publiques, vous avez réagi avec beaucoup d’émotion aux abandons scolaires estimés en 2013 à environ 100.000. Alors, si jamais vous êtes élu président de la République, quel serait votre programme dans ce domaine?

Effectivement, c’est un dossier qui me préoccupe beaucoup et ne me laisse pas dormir sereinement. Ce qui est scandaleux, c’est que l’administration en charge de cette affaire ne donne aucune explication convaincante. Je déplore, par ailleurs, qu’aucun parti ne dispose d’aucun programme dédié aux enfants. Une telle inconscience peut nous coûter très cher à moyen et à long termes. Est-il besoin de rappeler que ces enfants qui interrompent leur scolarité sont des cibles idéales pour les barons du crime organisé, des groupes mafieux et des terroristes.