Le vice-président de l’Université Paris Dauphine et ancien ministre des Réformes économiques et sociales dans le deuxième gouvernement de transition, dirigé par Mohamed Ghannouchi, porte un regard à la fois optimiste et réaliste sur la Tunisie post-élection du 26 octobre 2014. Selon lui, le pays est bien engagé sur la voie de la construction d’une démocratie, mais les années à venir seront difficiles. Y compris sur le plan politique, puisque les urnes n’ont pas donné de majorité confortable au parti arrivé en première position, Nidaa Tounes.
WMC: Comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie à la lumière des résultats des élections législatives du 26 octobre 2014?
Elyès Jouini: Les élections législatives ont permis de clarifier le paysage. L’échiquier politique s’est resserré autour d’un nombre de partis à la fois consistant et limité. C’est là un signe de maturité démocratique: pas de blanc-seing à un parti quel qu’il soit et pas de dispersion excessive qui aurait été la marque d’une offre politique peu différenciée et manquant de profondeur.
Les élections ont également rejeté les comportements opportunistes. Il n’y a pas de place pour les succédanés, pour les partis satellites, pour les sous-produits, l’électeur préfère voter pour l’original plutôt que pour l’imitation qui ne s’assume pas en tant que tel, pour ceux qui font le mouvement plutôt que pour leur valetaille. Tous ces signes sont plutôt encourageants pour notre démocratie naissante.
En revanche, les élections n’ont pas permis de faire émerger une coalition naturelle et suffisamment forte à même de conduire un programme cohérent et dans la durée. Les mois à venir et peut-être même l’ensemble de la législature seront difficiles et requerront de grandes qualités d’équilibriste de la part du chef du prochain gouvernement.
Les élections n’ayant pas donné la majorité absolue au parti vainqueur, Nidaa Tounes, celui-ci est obligé de trouver des alliés pour former un gouvernement. Le parti présidé par Béji Caïd Essebsi doit choisir entre trois scénarios: une alliance avec Ennahdha, une alliance avec les autres formations (Front populaire, Afek Tounes, Union patriotique libre, etc.) ou un gouvernement de technocrates soutenus par les partis les plus importants. Laquelle de ces trois configurations vous semble la plus appropriée pour permettre au pays d’engager les réformes structurelles dont il a besoin?
Il me semble que l’alliance avec Ennahdha serait difficile à accepter pour les électeurs de Nidaa Tounes et risquerait d’être perçue comme une trahison. Bien sûr les équilibres ne sont pas les mêmes aujourd’hui mais le verdict des électeurs a été sans équivoque vis-à-vis de ceux qui les ont trahis en 2011.
L’alliance avec Ennahdha serait également contre-productive en ce qui concerne la construction démocratique elle-même car la démocratie suppose une majorité issue des urnes mais suppose également une opposition suffisamment forte pour se faire entendre et représenter une alternance crédible. De ce point de vue, l’union nationale est la négation même de l’alternance démocratique. Elle doit être réservée pour des périodes de crise et ne saurait se transformer en mode de gouvernement. Car on aurait vite fait, alors, de considérer que tous ceux qui ne soutiennent pas cette union nationale sont des traitres à la Nation! Et cela nous ramènerait rapidement à des temps pas si lointains. La même critique s’appliquerait à un gouvernement de technocrates soutenu par les partis les plus importants.
Si technocrate signifie compétent, alors oui il faut un gouvernement compétent. Mais ce gouvernement doit refléter le programme de gouvernement d’une coalition majoritaire et être soumis à la critique constructive d’une opposition crédible.
Le Front populaire, dont les positions sur la plupart des questions économiques, comme la dette, la Caisse de compensation, etc. sont très éloignées de celle de Nidaa Tounes, peut-il faire partie d’une coalition gouvernementale dirigée par cette formation?
Je ne suis pas sûr que Nidaa, Afek et Front populaire aient des positions si éloignées qu’elles en deviendraient incompatibles. Bien sûr ces partis sont issus de parcours politiques, militants et idéologiques radicalement différents, mais ce qu’ils proposent dans leurs programmes respectifs peut donner lieu à des compromis pertinents et à un programme politique voire un contrat de gouvernement cohérent et efficace.
Pour ne citer que quelques exemples, même Hamma Hammami reconnaît que la mécanique de la compensation doit être réformée et les trois partis reconnaissent en même temps que la compensation joue un rôle réel dans la lutte contre la pauvreté et contre la pauvreté extrême. Aucun des trois partis ne propose de supprimer la compensation sans avoir mis au préalable des mécanismes au moins aussi efficaces pour cette lutte.
Les trois partis s’accordent sur la nécessité d’une réforme de la fiscalité, d’une réforme de la couverture de santé ou sur la nécessité de relancer l’économie par de l’investissement et notamment de l’investissement public.
Plusieurs de ces questions sont affaire de négociation pour positionner les curseurs, de confiance et d’engagements réciproques pour arrêter un programme et pour placer aux commandes de chaque action la partie qui est la plus à même de la porter.
Quelles sont les réformes les plus urgentes que le prochain gouvernement devra mettre en œuvre et dans quel ordre?
La fiscalité. Il est urgent de la rendre plus juste, plus équitable et d’en faire un outil de citoyenneté. J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer longuement à ce sujet (Tunisie: Cinq réformes pour réduire la pauvreté et les inégalités).
Relancer l’investissement et privilégier les actions qui peuvent être conduites de manière quasi-immédiate (rénovation, réhabilitation, remise en état d’infrastructures…) aux grands projets d’infrastructures qui certes peuvent donner lieu à de belles cérémonies d’inauguration mais qui nécessitent des mois voire des années d’études, de contestations foncières…
La formation des jeunes, que ce soit pour donner une seconde chance à tous ces diplômés chômeurs pour lesquels un vrai travail de réinsertion dans un parcours vertueux doit être effectué ou que ce soit au niveau des études secondaires et supérieures en développant de parcours plus professionnalisants, en renforçant l’apprentissage et l’alternance, en donnant plus d’autonomie aux institutions notamment via un droit à l’expérimentation.
La simplification administrative pour recentrer l’administration sur des missions plus valorisantes. Contrairement à ce que j’entends souvent, je pense qu’il faut renforcer l’administration. Non pas en en augmentant les effectifs comme cela a été fait de manière irresponsable entre 2011 et 2013, mais en donnant plus de marges de manœuvres effectives à une haute administration qui a démontré sa capacité à faire tourner le pays. Car j’ai la conviction que c’est en libérant les énergies que l’on peut combattre les blocages et les comportements contre-productifs.
La Tunisie est-elle encore réformable?
Oui sans aucun doute. La Tunisie a de nombreux atouts et sa marche résolue vers la démocratie n’est pas des moindres. Elle dispose d’une jeunesse qui ne demande qu’à s’investir; elle dispose d’une situation géographique, culturelle et économique enviable; elle disposera probablement sous peu d’un gouvernement et d’un programme de gouvernement pour 5 ans; elle dispose enfin d’une administration, d’entrepreneurs, de cadres et d’employés chez qui l’esprit citoyen est fortement présent.
Que pensez-vous de la manière dont Ennahdha est en train de se «vendre» depuis sa sortie du pouvoir avec la démission du gouvernement de la Troïka en début d’année?
Ennahdha a réussi à deux reprises de brillantes opérations de communication politique. Souvenez-vous, février 2013, le gouvernement Jebali est à bout de souffle, l’insécurité règne, en témoigne l’attaque de l’ambassade US, et culmine avec l’assassinat de Chokri Belaid. Le Premier ministre est contraint à la démission. C’est alors que, par une culbute digne de grands spécialistes de la communication politique, Hamadi Jebali apparaît comme le héros, proposant un gouvernement de technocrates contre Ennahdha, un homme qui a su s’élever au-dessus de son propre parti, en somme, un présidentiable.
L’histoire se répète fin 2013, après des mois de contestation politique et civique et avec un bilan catastrophique l’ayant conduite au pied du mur, le gouvernement Larayedh est contraint de démissionner. Nouvelle opération de communication: «nous partons car nous plaçons les intérêts du pays au-dessus de notre propre intérêt». Chacun est à même de juger sur pièce.
La coexistence pacifique entre islamistes et modernistes est-elle possible en Tunisie?
Oui elle l’est! Et le seul terrain de leurs affrontements doit désormais être le terrain politique.
Vous avez brièvement côtoyé Béji Caïd Essebsi lorsqu’il a dirigé le gouvernement après Mohamed Ghannouchi. Selon vous, le président de Nidaa Tounes, candidat à l’élection présidentielle, serait-il plus utile à la Tunisie à La Kasbah ou à Carthage?
Comme je le disais au tout début, les résultats des élections rendent nécessaires la présence d’un équilibriste à La Kasbah (et peut-être même plusieurs années au long de la législature) dont le rôle sera de conduire un programme de gouvernement et de diriger une équipe issus des négociations entre les différents partis de la coalition gouvernementale.
Je rajouterais que sera également nécessaire, la présence à Carthage, d’un fin politique, capable d’arbitrer les tensions, d’écouter majorité et opposition, de dépasser les crises qui ne manqueront pas de se produire. Une fois que l’on a dit cela, on a la réponse à votre question: sans conteste, la place de BCE est à Carthage.