Les experts et les des syndicats patronaux et de la société civile ne semblent pas adhérer au projet de réforme dans sa mouture actuelle. Ils s’attendaient à un changement de paradigme du système fiscal. Ils voient dans la mouture actuelle de la réforme un effort, certes pragmatique et cohérent, un pâle réaménagement de l’ancien système. Faute d’une vision stratégique précise, se demandent-ils, comment favoriser l’émergence du nouveau modèle économique tant attendu?
On a vécu au rythme de cette énorme communication, les 11 et 12 novembre 2014, autour du projet de réforme fiscale. Le ministre des Finances, considérant que la réforme est engagée dans sa dernière ligne droite et qu’il en porterait la responsabilité, a dû modérer en personne les différents panels. Les échanges ont été intenses et d’une extrême diversité. Ils véhiculaient un bruissement de contestation du texte dans son état actuel et proposaient, avec expertise, des pistes sérieuses pour sa reconfiguration. Ils indiquaient des pistes en vue de mettre la réforme en ligne avec les attentes des contribuables.
Cette réforme a transité par plusieurs cabinets ministériels. L’initiative a démarré dès 2011 pour culminer en novembre 2013 avec une première édition des assises nationales de la fiscalité. Ayant transité par plusieurs mains, le texte ne porte l’empreinte de personne. Il est vrai que les neuf commissions qui ont planché sur la réforme ont associé, à leur effort de réflexion, les meilleures compétences du privé et les partenaires sociaux ainsi que la société civile. Cependant, la synthèse d’ensemble n’a pas été au niveau conceptuel attendu. Faute d’un maître d’œuvre unique, la mouture actuelle manque de consistance.
Les intervenants, dans leur grande majorité, ont appelé l’attention sur cet aspect contrariant. La mouture actuelle ne permet pas de propulser l’économie tunisienne dans le nouveau modèle économique. Elle n’est pas ce prisme qui permet de voir ce que sera l’économie du pays à horizon de 2030, dira l’un des intervenants, sentiment largement partagé par les participants. Et d’ailleurs le ministre était en peine de démontrer le contraire et devait, sans cesse, argumenter.
Les attentes des contribuables: transparence, efficacité, équité, simplicité
Tout était dit dans un sondage SIGMA Conseil. Celui-ci fait ressortir les principaux aspects de la relation du contribuable tunisien à l’impôt. Le désenchantement est dominant. Il est répandu autant chez les personnes physiques que chez les entreprises.
Les Tunisiens reprochent au système fiscal de ne pas être juste et équitable et de laisser la porte ouverte à l’évasion fiscale. A titre d’exemple, les salariés paient 82% des impôts générés au titre de l’impôt sur les revenus.
Ce système, sévère avec les salariés, serait clément avec les professions libérales. Il l’est aussi avec les forfaitaires. En moyenne, le salarié paie 1.300 dinars d’impôts, le forfaitaire 60 dinars et les professions libérales 2.500 dinars. Et cela nourrit un ressentiment chez les salariés car pris dans l’étau de la retenue à la source.
Ce même sentiment vaut lorsqu’on compare les différences criardes de taux d’imposition. Le revenu du travail supporte 35%, celui du capital (IRVM) 10%, et celui de l’immobilier (loyers et plus-value) le sont à moins.
Les Tunisiens trouvent également que les textes ne sont pas transparents. Rédigés dans une langue ambigüe, ces textes laissent la porte ouverte à l’interprétation des contrôleurs du fisc qui les exploitent toujours contre le contribuable.
Par ailleurs, les positions fiscales sont innombrables avec près de cinq cents lignes. Cela égare le contribuable qui ne se retrouve pas dans cette forêt fiscale.
Last but not least, le système actuel est perçu comme inefficace et inefficient. En effet, l’Etat dépenserait mal, étant donné que toutes les prestations publiques, telles l’éducation ou la santé, se sont dégradées. Plus de 100.000 élèves ont déserté le banc de l’école. Pour la santé, il faut se rappeler du délabrement de l’infrastructure hospitalière du Kef révélée au grand jour lors de la dernière attaque terroriste.
En plus de ces défaillances, le système est devenu anachronique totalement hors jeu. Ne pouvant faire repartir la croissance, il plombe la base économique du pays. De 2010 à 2014, la croissance a quasiment baissé de moitié (de 5% à 2,5%). L’épargne, pour sa part, a dégringolé de 21,7% du PIB à 12,6 %. Sans extension de base, la pression fiscale, exprimée comme le rapport du PIB sur les recettes fiscales, a augmenté de 20,1% à 22,6%.
Notre écosystème national n’est plus incitatif pour l’investisseur local et moins attractif pour l’investisseur étranger. Dans sa formulation actuelle, la réforme ne casse pas cette image et ne se démarque pas de manière pertinente. Il faut imprimer une inflexion nette et franche au texte final de la réforme.
La fiscalité, le levier suprême de la croissance
Joint par visioconférence, à son bureau de l’université d’Harvard, lors de la séance plénière inaugurale, Professeur Philippe Aghion a abondé dans le sens des suggestions des participants. Spécialiste de croissance schumpétérienne, c’est-à -dire basée sur la relance par l’innovation technologique, co-rédacteur du programme économique du président Hollande, l’un des trois nominés au prix Nobel d’économie, Philippe Aghion, a été catégorique sur l’aspect conceptuel de la fiscalité.
Il a rappelé, pour cela, l’exemple suédois. La nouvelle fiscalité en Suède favorise de manière nette l’entreprise innovante, de même qu’elle a préservé la bonne qualité de l’enseignement et de la santé publics, demeurés gratuits, tout en baissant les taux d’imposition de toutes les catégories de contribuable. En plus de son pouvoir d’orienter la croissance vers l’économie du savoir, la fiscalité devient un marqueur du modèle social. Le modèle suédois vient rappeler que la réforme fiscale doit s’accompagner de la reconfiguration de la gouvernance budgétaire.
A l’aune de l’expérience suédoise, les suggestions des participants prennent du relief. Ces derniers disent la difficulté qu’a l’observateur objectif de voir dans quelle mesure la mouture actuelle doterait le budget de ressources pour financer la mise à niveau de l’enseignement public, de la santé ou de l’entreprise innovante.
Une carence conceptuelle: ne pas oublier la planification
Comment évaluer les possibilités d’inflexion du projet de réforme? Il faut rappeler que le destin du texte est entre les mains du Conseil national de la fiscalité. Deux étapes restent à couvrir. Il y aura la présentation au Conseil des ministres puis l’écriture des textes. Il y a donc une possibilité d’infléchir la réforme. Il y a donc du travail à faire ressortir les choix forts de l’Etat.
Quand le ministre des Finances rappelle que la baisse des impôts sur les sociétés de 30 à 25% et puis peut-être aller vers 20% voire 10% révèle une nette orientation en soutien de l’entreprise, il ne convainc pas. On ne décèle pas une dynamique fiscale générale qui pourrait plaider, à travers les taux d’imposition proposés, de simples retouches. Relever le taux de frais professionnels de 10 à 12% n’améliorera pas de manière significative le revenu net du contribuable. Cela passera inaperçu. Pourquoi ne pas le doubler? Le relèvement à 12% privera le budget de l’Etat de 74 millions de dinars. Il est difficile, en ces temps de crise économique, d’amputer davantage les recettes budgétaires, soutiennent les DG du ministère. Décider du sort d’une réforme fiscale à l’aune de son impact budgétaire instantané ne donnera pas les coudées franches à la réforme. Au lieu d’une refondation on ne peut que se retrouver avec un réaménagement du système ancien.
On l’aura dit, laissent entendre les experts.
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