Les Tunisiens sauront-ils se rappeler, dans la foulée de leur ferveur électorale, qu’il leur faudra privilégier la patrie au lieu de favoriser les partis? L’enjeu du scrutin est tel que le sort du pays est en jeu. L’Etat national est face à un “quitte ou double“: refaire surface ou disparaître.
L’édifice national sera-t-il aussi “solide“ que Bourguiba le confiait à Jean Daniel*, éditorialiste du Nouvel Obs? Le scrutin présidentiel du 23 novembre sera ce test de vérité historique. La Tunisie est-elle aussi blindée que le pensait le père fondateur de la République de l’indépendance. Les Tunisiens s’apprêtent à élire le président de leur deuxième République, dans un cadre démocratique. Garderont-ils à l’esprit, dans l’intimité de l’isoloir, cette finalité suprême de voter pour le candidat qui garantira l’unité nationale?
Elle a été rudement mise à mal, ces trois dernières années. Les électeurs, par le miracle de la révolution, ont ce pouvoir, pour la première fois de leur histoire contemporaine, de décider de son sort, en toute souveraineté. Vingt-trois candidats les maintiennent dans une cacophonie électorale sans précédent. Des tentatives de diversion électoraliste essaient de les dérouter. Sauront-ils faire le bon choix et désigner celui qui saura préserver la souche d’Etat capable de rebâtir cet acquis précieux de l’unité nationale?
Sauver la nation, le “vote de raison“
Le rapport des électeurs tunisiens aux urnes est complexe et compliqué. Cette boite “magique“ nous a sorti des lapins surprenants. Elle nous a toujours été déconcertée, y compris par temps de transition démocratique. L’ennui est qu’une fois accessible et transparente, elle ne s’est pas réconciliée avec les masses populaires et la jeunesse. C’est regrettable.
Environ 52% le 23 octobre 2011 et 62% le 26 octobre 2014 avec un recul d’un million de voix exprimées. L’urne n’a pas les faveurs du bon peuple. Cela rejaillit sur le scrutin, et la dernière consultation, à l’occasion des législatives, a eu une issue mitigée. Les Tunisiens n’ont pas tranché de manière catégorique. Leur vote a été ambigu. Ce ne sera plus possible le 23 novembre, car on vivra le vote du destin. Il faudra de la conséquence. Il est impératif de faire émerger le camp capable de garantir la stabilité et la pérennité de l’Etat. Sans quoi, gare aux dégâts.
Au-delà du simple souci de cohésion avec le gouvernement, il faut élire celui qui sera le rempart contre la dérive de l’Etat. Il faut écouter notre conscience patriotique et faire le vote de raison. Nécessité fait loi. Ne pas se tromper d’adversaire ce 23 novembre et installer le représentant du bloc national à Carthage. A défaut, le pays sera pris de court par l’un des blocs aux accointances étrangères et à obédience idéologique. L’Etat ne s’en relèvera plus.
La personnalisation du débat : un leurre
L’opinion publique est assommée par une personnalisation à outrance du débat. On oppose untel à tel autre et on tombe dans le champ du subjectif. On quitte la voie si on succombe au jeu du marketing politique. On élit le chef d’Etat et non le gendre idéal. L’âge, les mensurations physiques, ne sont pas de mise. Le critère déterminant c’est le sens de l’Etat. Il faut garder la tête froide. Il est vrai que la cuisine électorale verse dans la téléréalité, comment dès lors résister.
Alentour, on voit que le pays est en proie à une “Sebssi mania“. Charmeur, il séduit. Le bon peuple suit et lui tombe dans les bras. BCE est auréolé de la grâce de son charisme et, en prime, d’un soudain retour de fraîcheur physique. On peut déceler chez lui un accent churchillien et la vista de Garibaldi, mais il se distingue surtout par le sens de l’Etat hérité de son précepteur politique, Habib Bourguiba, dont il devient le théoricien. Et il a un cœur de Lion. Ne répète-t-il pas à satiété que celui qui a peur d’affronter les affres de l’engagement politique doit garder la maison.
Il y a le président sortant. Inconstant, il marche tantôt dans les pas d’Emiliano Zapata, chantre de l’égalitarisme au Mexique, tantôt prend la posture d’un Robinhood, afin d’échapper à la malédiction du bilan de ses trois années de présidence provisoire. L’ennui est qu’on ne peut amalgamer les damnés de la terre et les milices violentes, ces deux composantes antinomiques ne peuvent constituer un socle pour la République.
Il y a Hamma Hammami, qui oscille entre Lech Waleza et le marquis sicilien ex-patron et refondateur historique du PCI (Parti Communiste Italien), qu’il a extirpé du tourbillon de la dictature du prolétariat.
Et il y a les autres qui se profilent sans trop de relief, dans des figurations, selon les cas, soit de social-démocratie, ou d’efficacité managériale, ou du panarabisme. En réalité, ce ne sont là que variations sur la thématique du mélo social et de la précarité.
Enfin c’est l’ivresse de la prime jeunesse de la démocratie qui nous inonde en ce moment mais il ne faudrait pas qu’elle nous emporte. L’on doit se cramponner à nos valeurs républicaines.
Transcender Bourguiba, quelle naïveté!
Le tout, en cette circonstance, est de se rappeler que le chef de l’Etat décidera d’une mission existentielle. Elle consiste à mettre en service l’édifice institutionnel démocratique, un fait inédit jusque-là dans l’histoire de notre pays. Et, pour réussir cette mission, il lui faut être imprégné du sens de l’Etat. Et s’il est fait référence à Bourguiba, de manière récurrente, ce n’est pas par incapacité de rompre le cordon ombilical mais c’est parce que Bourguiba a théorisé les principes de la gouvernance publique. Peut-on traiter un problème de géométrie sans faire référence aux théorèmes de Pythagore ou Thalès? Pareil en politique, peut-on construire un Etat fort sans les deux piliers vulgarisés par Bourguiban à savoir: le savoir et la technologie? Cela tombe sous le sens. L’Amérique, les tous puissants Etats-Unis n’y échappent pas. Bill Gates, en 2000 ne disait-il pas avec fierté, “l’avenir c’est la technologie et la technologie c’est l’Amérique“? Le président Obama, le lendemain de sa réélection, rappelait que l’Amérique a la plus grande armée au monde mais aussi les premières universités du monde. CQFD !
Le dividende du Bourguibisme: la transition démocratique
La Tunisie s’est sortie d’une grave crise institutionnelle, durant l’été 2013 grâce, précisément, au dividende des choix forts faits par Bourguiba. C’est Habib Kasdagli qui a résisté au siège du campus de la Manouba et s’est opposé aux barbares et aux milices violentes qui profitaient d’une certaine tolérance d’un ministre de l’Enseignement supérieur, plus soucieux de récupérer des arriérés de salaires que de sauver la franchise universitaire.
C’est une jeune étudiante, la glorieuse Khaoula Rachi, qui a affronté le barbu intrus et envahisseur dans cette même enceinte du savoir, pour sauver le fanion national.
Ce sont les deux associations conduites par les deux doyens, Farhat Horchani et Yadh Ben Achour qui ont fait plier le rapporteur de la Constitution pour l’amener à abandonner la mouture du 1er juin 2013 et aller vers celle du 27 janvier 2014. Bien entendu, le sit-in Errahil est venu les appuyer. Mais juste les appuyer, l’essentiel du travail a été accompli par les deux associations. Et, d’ailleurs à titre de rappel, ce n’est qu’une demi-victoire. Parce que les islamistes peuvent très bien basculer vers la charia en usant du premier article de la Constitution. Il faut rester sur le qui-vive.
En résumé, on peut soutenir que ce ne sont ni les Frères -sous le couvert de leurs alliés déguisés- ni les camarades qui nous tireront d’affaire. La première fierté de la République de l’indépendance était qu’avec l’accès à l’indépendance, le pouvoir était revenu aux jeunes issus du pays, nourris des valeurs du patriotisme et du nationalisme. Il faut que ça continue.