ésentants des syndicats et du patronat se réunissent avant de négocier sur les retraites complémentaires, le 13 mars 2013 à Paris (Photo : Lionel Bonaventure) |
[28/11/2014 16:11:43] Paris (AFP) Des cannelés, des coups de théâtre et au final, des accords à l’arraché: les grandes négociations entre patronat et syndicats ont des airs de jeu de rôle, où chacun essaye d’avoir un coup d’avance.
Les retrouvailles à huis clos, mais surveillées de près par le gouvernement et un parterre de journalistes, obéissent à un scénario quasi-immuable.
Décor et distribution
C’est au deuxième étage du siège du Medef, dans la très chic avenue Bosquet à Paris, que se négocient les grands accords sur l’assurance-chômage, l’emploi, la formation, et en ce moment le dialogue social…
Autour de la grande table rectangulaire, la CGT fait face au Medef. A ses côtés, FO et CFE-CGC et plus près du patronat, CFDT et CFTC. Les deux autres organisations patronales (CGPME, UPA) entourent le Medef.
“Chacun a ses habitudes et s?assoit à la même place. Il y a des rites”, note Hervé Garnier (CFDT), “personne ne sait pourquoi”, reconnaît Geneviève Roy (CGPME).
Les discussions sont elles-mêmes ritualisées, avec de longs monologues aux premières séances: “chacun marque son territoire”, selon M. Garnier, pose “ses lignes rouges”, selon Mme Roy.
“Une perte de temps” à “se regarder en chien de faïence” pour Joseph Thouvenel (CFTC), un moment “fatigant” confie Mohammed Oussedik (CGT) pour qui “les trois premières séances, c’est beaucoup de folklore”.
Mais pour Stéphane Lardy (FO), “vétéran des négos” avec à son actif une quinzaine de rendez-vous, comme Mme Roy, il “n’y a pas de séance pour rien”.
Le patronat préside la séance, écrit les projets et héberge la négociation. C’est une situation “archaïque” estime la CGT, un “avantage” déplore la CFTC pour laquelle le Medef est aussi aidé par la présence d’un public acquis, les fédérations patronales, au fond de la salle.
Pour M. Lardy si l’organisation patronale tient la plume c’est parce qu’elle “a des moyens et une force de frappe” qui n’existe pas côté syndical. Comme le fait d’avoir “tout un service juridique” sur place.
Mais, lance Jean-François Pilliard (Medef), “le lieu n’est pas déterminant et personne n’empêche les syndicats d’arriver avec des propositions”.
L’intrigue
“Ce sont les classiques de la stratégie du jeu de rôle” avec un nombre d’acteurs qui fait de la France une exception, explique le sociologue Jean-François Amadieu: dans ces grands rendez-vous “très médiatisés”, il y a “une mise en scène, des postures et une théâtralisation un peu exagérée”.
Résultat: des coups d?éclat comme quand Eric Aubin (CGT) a déchiré cette année le projet patronal sur l’assurance chômage, une colère qui a nécessité plusieurs prises pour les télés… Ou encore, les “plumes” (mais sans le goudron), façon Far-West, ramenées pour flétrir le Medef par la CFE-CGC sur le Pacte de responsabilité, se souvient M. Oussedik.
Mais “la presse dramatise” et en fin de compte, il y a “assez peu d’engueulades, de claquements de portes”, dit M. Garnier, “jamais” de noms d’oiseaux, assure Mme Roy.
éunion au Medef, sur le pacte de responsabilité, le 5 mars 2014 (Photo : Jacques Demarthon) |
Reste que la négociation “à la française”, “c’est un peu primaire. Il faut montrer ses muscles”, dit M. Thouvenel. Aux premières séances, c’est le “psychodrame habituel”: les syndicats crient haro après les premières propositions du patronat, qui reverra sa copie.
“C’est la technique du marteau: je tape et je vois ce qui se passe. Si personne ne répond, le patronat continue à taper. Dans l’autre sens, idem”, affirme Stéphane Lardy. Alors, le responsable FO dit “travailler” pour “voir plusieurs coups en avant”.
“Ce n’est pas un acte guerrier”, répond Jean-François Pilliard, même si “vous testez effectivement jusqu’où vous pouvez aller”.
“Le jeu, c’est de faire croire qu’on est ferme et ensuite accepter plus discrètement un certain nombre de choses”, observe M. Amadieu.
Les coulisses
Avant les séances, les acteurs, souvent rompus à l’exercice, se préparent.
M. Pilliard fait “plus de sport que d’habitude” et “des simulations avec des équipiers du Medef ou de la métallurgie”.
“Je fais attention à manger peu car on sait que le Medef va nous endormir”, confie de son côté le chef de file FO, Stéphane Lardy. Parfois il faut “s’aérer”. Même lorsqu'”il fait moins 15°C à 4 heures du matin” comme lors du dernier round sur la formation en 2009, “qui avait duré 26 heures” où “ça dormait dans tous les sens au deuxième étage”.
“C’est une question d’entraînement. On ne voit pas le temps passer car les enjeux sont importants”, dit Mme Roy.
Autre soupape: les blagues de M. Lardy, “celui qui a le plus d’humour” même si c’est parfois “too much”, selon “Mme CGPME”. Les négociateurs se reposent aussi sur les SMS qu’ils échangent “parfois même autour de la table” pour dire par exemple “tu y vas fort”, dit M. Garnier pour la CFDT.
Pendant ce temps-là, les journalistes patientent dans une salle au rez-de chaussée, guettant les interruptions de séance et les éventuelles apparitions des négociateurs, en engloutissant les cannelés du Medef, mais parfois aussi des pizzas achetées dans les environs, quand les discussions s’éternisent. Certains se plaignent même de prendre “des kilos à chaque négo”.
Les souffleurs
Dans l’ombre, un acteur majeur: l’Etat, “omniprésent”, selon M. Amadieu.
Les coups de fils de ministres et surtout les textos du cabinet du ministère du Travail, qui ont préalablement cadré les débats, ne sont pas un fantasme. Mais, les négociateurs estiment que c’est “normal”.
“Ils ont fait un document d’orientation et sont censés ensuite transcrire l’accord” dans la loi, dit M. Lardy, mais “ils ne m’influencent pas”.
Parfois, des dossiers nécessitent aussi une intervention des grands chefs syndicaux ou patronaux, comme sur l’assurance chômage, en mars 2014, pour convaincre Pierre Gattaz, le patron du Medef.
é du travail, le 21 janvier 2008 au Medef à Paris (Photo : Franck Fife) |
Pour M. Pilliard, lui aussi un “vétéran”, cette séquence aura été “la plus compliquée”, mêlant pression médiatique, politique, et manifestations d’intermittents.
La CGT se plaint des apartés entre négociateurs parfois “plus longs” que les réunions plénières, comme sur la Sécurisation de l’emploi en 2013, où le dernier vendredi “on a passé une heure seulement en séance”, dit M. Oussedik.
Beaucoup se joue aussi lors de rencontres bilatérales entre les séances. C’est parce qu'”il y a des points sur lesquels on arrive à avancer quand on n’est pas en plénière”, assure Mme Roy. C’est aussi parce que “c’est là qu’on comprend l’autre”, dit M. Garnier.
Il y a aussi des rencontres impromptues au café “La Terrasse” proche du Medef, qui a accueilli sans le savoir beaucoup de délégations.
Le dernier acte
Les négociations échouent rarement, mais les accords se font toujours à l’arraché.
L’ultime round peut être interminable comme sur la formation professionnelle, fin 2013, où il a fallu deux jours et une nuit.
Il y a une “accélération du temps à la fin”, “le compromis se trouve toujours à la dernière réunion et à la dernière heure”, note M. Garnier. Que le rideau tombe de nuit est du coup presque “inévitable”, affirment les négociateurs.
“On sait que l’autre organisation va céder quelque chose. On attend la dernière minute pour lui lâcher le petit truc qui va faire qu’elle bascule”, observe M. Oussedik (CGT).
“A un moment, il y a un effet catharsis et ça va se débloquer”, explique aussi M. Lardy (FO), même si M. Thouvenel (CFTC) juge ces nocturnes “stupides” et y voit “le meilleur moyen d’écrire collectivement des âneries”.
Une fois l’accord arraché, et comme après chaque séance, un dernier rituel s’impose: courir pour parler à la presse.
“C’est à qui va descendre le premier”, soit parce qu’il a un train à prendre ou parfois pour essayer d'”orienter les questions que les journalistes vont poser après”.
Dans les phases délicates, certains se font plus taiseux. Stéphane Lardy le dit sans ambages: “Je ne mens jamais aux journalistes, mais je ne dis pas toute la vérité”…