Taoufik Jelassi : «Le but de la réforme est de réduire la fracture universitaires entre les grandes villes et l’intérieur du pays» (Partie I)

Vedette? Oui le ministère de l’Enseignement supérieur a fait la une des journaux lors de la grève observée, il y a quelques semaines, par ses agents. Une grève où l’on a été jusqu’à porter atteinte à la bonne marche des cours au sein des universités et qui a vu perpétration de certains actes de vandalisme et de violence indignes de la part de fonctionnaires exerçant dans un département censé dessiner l’avenir des générations futures.

La légitimité doit-elle prévaloir sur la légalité des actes et des faits? L’enseignement supérieur dans notre pays ne souffre toutefois pas que des dépassements de ses commis, il traîne derrière lui un long passé de cafouillage et de mauvais choix qui ont mené, entre autres, à un recul notable de la qualité de notre enseignement. Taoufik Jelassi, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et des TIC, a élaboré, en concertation avec tous les acteurs du secteur, une réforme laquelle, il l’espère, sera mise en œuvre, par le prochain gouvernement.

Entretien.

wmc-taoufik-jelassi-m-tic-2014-01.jpgWMC : Si nous faisions le point sur la situation sociale au ministère de l’Enseignement supérieur. Lors de la dernière grève, certains activistes ont franchi les lignes rouges allant jusqu’à stopper net le travail au sein du ministère. Il y a eu des coupures du réseau Internet, de l’électricité, et on est allé jusqu’à déloger des directeurs de leurs bureaux?

Taoufik Jelassi : Le 22 octobre a eu lieu un Conseil des ministres à l’ordre de jour duquel figurait l’examen des revendications des syndicats du ministère. Nous avons approuvé les nouveaux statuts des agents de laboratoires et du corps administratif, ce qui représentait l’une des revendications principales des grévistes. Il y en avait d’autres qui avaient des implications financières et qu’il fallait traiter avec le ministère de l’Economie et des Finances, mais également avec la présidence du gouvernement et qui sont en cours d’études.

Nous sommes en train de suivre le dossier de très près. Nous avons mis en place une commission avec les syndicats pour résoudre les affaires en cours dont l’annulation des sanctions administratives prises à l’encontre de 5 agents qui ont enfreint la loi et qui ont agressé verbalement les hauts cadres les traitant de voleurs.

A ce propos, il y a eu des excuses formelles des transgresseurs aux hauts fonctionnaires qui ont été humiliés et dégagés de leurs bureaux et ont pu ainsi être réintégrés dans leurs postes respectifs. Je dirais donc que nous avons résolu trois dossiers, à savoir: l’adoption de deux nouveaux statuts qui seront bientôt publiés sur le journal officiel, le démarrage de discussions sérieuses entre le ministère des Finances et l’Instance nationale des dépenses publiques et troisièmement le rétablissement dans leurs fonctions des 5 agents que j’ai cités plus haut.

En fait, en tant que MES vous avez souffert des erreurs commises par des décisions prises par vos prédécesseurs, à savoir l’amélioration des émoluments des fonctionnaires dans d’autres ministères comme le Premier ministère ou celui des Finances et de l’Economie alors que d’autres appartenant au corps administratif effectuant les mêmes tâches n’en ont pas bénéficié, ce qui est quelque part injuste.

C’est le cas de le dire, il n’y a pas eu le même traitement pour tous les fonctionnaires travaillant dans les différents départements ministériels. Ce n’est pas nouveau, cela remonte à plusieurs années.

Pour revenir à la rentrée universitaire en cours, qu’y a-t-il de nouveau? Avez-vous lancé de nouvelles filières, éliminé d’autres?

A ce stade, il n’y a pas eu création ou suppression de filières parce que ceci s’insère dans le projet de la Réforme de l’enseignement supérieur. Evidemment, les écoles d’ingénieurs, les ISIT et les Instituts d’études préparatoires ont repris le 3 septembre et les autres établissements universitaires le 12.

La préparation de cette rentrée avait démarré en février 2014, à peine quelques semaines après la nomination du nouveau gouvernement. Il a fallu tout d’abord élaborer le guide pour la rentrée universitaire, se concerter et communiquer avec les différents acteurs du secteur à propos des différentes problématiques qui se posent à son niveau et leur impact sur la qualité des études dispensées aux étudiants. Nous n’avons, par conséquent, pas eu le temps de revoir les filières universitaires.

Par contre, cette révision se situe au cœur même de la réforme de l’Enseignement supérieur que nous avons mise en place puisque l’axe n°1 concerne les parcours et filières universitaires. Il s’agissait de revoir l’ensemble des filières en commençant par celles qui ne sont plus requises sur le marché, celles qui peuvent être repensées dans le sens de répondre au mieux aux besoins du marché du travail ou encore celles qui doivent être créées dans le but de satisfaire aux nouvelles demandes du marché du travail et à l’évolution de l’économie nationale. C’est fait aujourd’hui et nous commencerons à voir les fruits de notre réflexion au cours de la prochaine rentrée universitaire.

L’introduction de nouveaux modules pour que les étudiants aient d’autres références issues des sciences humaines dans les cursus universitaires scientifiques où, malheureusement, nous voyons les extrémismes idéologiques se développer, est-elle prévue dans votre stratégie?

Tout à fait. Ceci fait partie de la réforme de l’enseignement supérieur. Il s’agit d’encourager l’introduction de modules tels le management, l’entrepreneuriat (4,58) ce qui est important puisque cela touche à l’employabilité qui ne consiste pas seulement à trouver un emploi mais à créer sa propre entreprise, sa start-up, et cela se traduit par la mise en place des incubateurs au sein même des universités outre le fait d’encourager les parcs technologiques de se doter de plus d’incubateurs.

Notre objectif est toujours de réduire le chômage et de créer les conditions idoines pour plus d’emplois et cela passe bien entendu par plus d’encadrement et plus d’incitations à l’adresse des jeunes diplômés pour les motiver, les inspirer et les encourager.

Je me suis rendu, il n’y a pas si longtemps, à l’Ecole polytechnique, et mon message était: «il ne faut pas tout simplement se limiter à l’enseignement scientifique et technique mais y inclure tout ce qui touche à l’entrepreneuriat pour que, diplôme en poche, vous puissiez penser et agir en créateurs de richesses, en entrepreneurs».

J’ai également parlé de l’importance de créer des passerelles entre les écoles, telles l’école Polytechnique et Tunisia Business School, ou encore avec les Universités des sciences humaines et celles des Beaux-Arts et design. Aux Etats-Unis, il existe des filières dans toutes les universités qu’on appelle «Liberal Arts», cela désigne les cursus suivis dans toutes les filières des sciences humaines et des arts.

Avant janvier 2014, il y avait un projet Public/Privé à travers l’implantation de laboratoires de recherches au sein même des universités au service des entreprises dans le but de les aider à améliorer leurs produits et à optimiser leurs performances à travers les études effectuées par les chercheurs. Ce projet existe-t-il encore?

Cette expérience doit être renforcée et généralisée. Les recherches et études que nous faisons aujourd’hui se répartissent entre fondamentales, conceptuelles et théoriques mais il n’y a pas que de la recherche fondamentale, il y a aussi les applications des recherches. J’ai dernièrement réuni tous les directeurs des centres de recherche de la Tunisie pour leur dire que le renforcement des relations avec le monde économique doit désormais être notre leitmotiv et ce pour 3 raisons. La première consiste à faire découvrir les réalisations et les programmes des centres de recherche aux entrepreneurs et pourquoi pas au grand public; la deuxième, valoriser la recherche en s’en servant pour rendre notre économie plus performante et améliorer la qualité de vie de nos concitoyens; et la troisième, gagner des contrats de recherche. C’est-à-dire que c’est l’entreprise qui sollicite, moyennant financements, centre de recherche pour qu’il effectue des études pour son compte parce qu’elle n’a pas les moyens d’effectuer ses recherches par elle-même non pas parce qu’elle n’a pas les moyens humains ou l’infrastructure mais parce que cela lui reviendra moins cher. Elle peut requérir des études spots et ponctuelles, donc il y a trois axes: dissémination, valorisation et commercialisation des services des centres via des projets de recherches.

La réforme de la recherche scientifique est l’un des 6 axes que comprend le projet de réforme de l’enseignement supérieur. Nous sommes en train de travailler sur les modalités de renforcer les partenariats entre le monde économique et les centres de recherche. Nous voulons l’encourager via des mécanismes tels que le crédit impôt, le crédit recherche pour donner des incitations aux opérateurs économiques afin qu’ils profitent au maximum de ce que nous leur offrons dans nos centres.

Nous avons des idées qui devraient être formalisées. La réforme devrait prendre forme à partir 2015 et nous espérons que le prochain gouvernement y veillera d’autant plus qu’elle a été mise en place en concertation avec tous les concernés, elle est le produit d’un large consensus. Tous les acteurs de l’enseignement supérieur dans notre pays ont participé à la mise en place de cette réforme.

Toujours dans le cadre de la réforme de l’enseignement, avez-vous prévu de doter les universités situées à l’intérieur du pays de cadres universitaires de premier rang -et là je parle des professeurs du corps A dont sont privés nombre de jeunes étudiants qui suivent leurs études loin des grandes villes? Ce qui, dès le départ, les lèse en matière d’emplois car pour les mêmes diplômes, les ressortissants des universités ne sont pas dotés de compétences égales puisqu’ils n’ont pas reçu la même formation et le même encadrement.

Nous travaillons sur deux axes centraux: repenser la carte universitaire, car effectivement ce déséquilibre entre les régions existe, ce qui représente de fait une iniquité entre des universités bien outillées en ressources humaines et d’autres qui n’en bénéficient pas. Nous pourrions y parer par la création de nouvelles facultés, écoles supérieures et universités dans les régions de l’intérieur et les doter des meilleures compétences. C’est ce que nous appelons communément de la discrimination positive.

Le deuxième consiste à accorder le statut de professeurs visitant à ceux qui dispensent des formations dans les universités sises loin des grandes villes. Généralement ce statut spécial est accordé à ceux qui viennent de l’étranger, nous comptons l’instaurer en Tunisie pour encourager la mobilité des professeurs de corps A pour qu’ils dispenser leurs savoirs à égalité entre les régions de l’intérieur, côtières et les grandes villes.

Nous réfléchissons au mode d’incitations qui persuadera les hautes compétences universitaires à se déplacer en mode “semaines bloquées“ et aux intéressements qui les convaincront d’adhérer à ce mode d’enseignement qui nécessite leur déplacement. Nous voulons réduire la fracture universitaire entre différentes zones du pays.

S’agissant des étudiants étrangers qui poursuivent leurs études en Tunisie et principalement ceux en provenance des pays africains, nous avons assisté lors de l’exercice de la Troïka à des débordements quant aux quotas accordés à ces pays et dont les conséquences peuvent être néfastes sur nos étudiants puisqu’ils bénéficient des mêmes avantages que nos jeunes.

Sans mettre à mal nos relations avec les pays africains, avez-vous trouvé une formule qui concilie l’accueil des étudiants venant de l’étranger et les avantages et privilèges accordés aux nôtres?

Selon les données dont nous disposons au MES, la plus grande partie du flux des étudiants africains qui poursuivent leurs études en Tunisie est gérée par les universités privées, je dirais même les deux tiers si ce n’est pas les trois quarts des étudiants inscrits en Tunisie étudient dans le privé.

Parmi les arrivants, quelques centaines sont accueillies dans les universités étatiques, ailleurs, leur nombre a atteint les 7.000. A ce propos, nous avons envoyé des messages clairs aux dirigeants des institutions universitaires privées. Nous les avons intimés à respecter les conditions stipulées par le cahier de charges qu’ils ont signé avec le ministère et ceci concerne principalement les filières du paramédical, où il y a eu des débordements énormes, au risque pour eux de perdre leurs licences d’exercer dans le privé.

Il s’agit pour nous de préserver en premier lieu les intérêts de nos propres étudiants qui ne doivent pas souffrir du manque de postes de stagiaires dans les hôpitaux et les établissements médicaux. C’est ce qui s’appelle conflit d’intérêt.

Pour nous, tout en œuvrant à offrir le meilleur enseignement aux hôtes africains, il s’agit de préserver la qualité de formation de nos propres étudiants poursuivant leurs études dans les facultés de médecines ou ailleurs. Nous avons subi de fortes pressions, fin août/début septembre mais nous avons résisté. Les dirigeants des établissements privés ne se sont pas présentés par eux-mêmes au ministère mais ont envoyé les parents des étudiants. Nous avons tenu bon et nous avons même été amenés à fermer certains établissements universitaires privés pour préserver les intérêts de notre progéniture.